un roman de Bernard Malamud.
Comptant parmi les écrivains juifs new-yorkais, Bernard Malamud (1914-1986) reste sans doute bien moins connu que ses condisciples Philip Roth ou Saul Bellow. Il mérite pourtant grandement d'être découvert ou redécouvert et apprécié à sa juste valeur si j'en juge par ce roman.
Dans sa préface, Jonathan Safran Foer en parle comme d'un chef d'oeuvre et, l'ayant à présent lu, je ne peux que que souscrire à cette élogieuse désignation. Comme la plupart des chefs d'oeuvre d'ailleurs, ce roman se compose d'une structure des plus simples et des plus directes. Nous ne sommes pas à New-York mais, comme l'indique le titre, à Kiev en 1911, dans les dernières années du règne de Nicolas II. L'histoire est facile à résumer, comme je viens de le dire: il y est question de Yakov Bok, un juif exerçant le métier de réparateur et qui, ayant quitté son shetl et s'étant séparé de sa femme, cherche à s'établir à Kiev. En essayant de se faire passer pour un russe, il réussit à trouver un travail. Mais le pire des malheurs ne tarde pas à tomber sur lui. Un enfant ayant été retrouvé assassiné et saigné à blanc dans les environs, on cherche à tout prix à retrouver le coupable. Or le coupable tout désigné, le bouc émissaire dont on a besoin, dans la Russie tsariste et fortement antisémite de l'époque, ce ne peut être qu'un Juif.
Reconnu comme tel, malgré ses tentatives de dissimulation, le sort tombe sur Yakov Bok. Ce dernier a beau clamer son innocence, il est le coupable tout désigné. Il ne porte cependant aucun des signes d'appartenance à sa communauté, il se désigne lui-même comme libre-penseur et se réfère davantage à la pensée de Spinoza qu'au Pentateuque, rien n'y fait. Il est celui dont on a besoin pour prouver la perversité des Juifs et détourner l'attention du peuple de ses misères réelles.
Sacrifié, immolé, Yakov Bok est non seulement emprisonné mais il subit, pendant les mois et les années de son incarcération, les pires brimades et les plus avilissantes humiliations. Rien ne lui est épargné. Le roman de Bernard Malamud raconte tout en détails et fait surgir chez le lecteur des sentiments d'horreur et de révolte. Bien que libre-penseur, le détenu trouve le moyen de lire, pendant un temps, un Nouveau Testament qu'un gardien lui a remis en cachette. Découvrant alors le message des Evangiles et l'exemple du Christ, Yakov Bok se demande à juste titre comment des hommes, les Russes orthodoxes, se réclamant de ce même Christ peuvent se changer si facilement en bourreaux d'un innocent.
Car personne n'ignore que le détenu n'est en rien coupable de ce dont on l'accuse. Mais rares sont ceux qui osent prendre sa défense dans une Russie malade de son antisétimisme.
A plusieurs reprises, on tente de faire avouer ses soi-disant méfaits à Yakov Bok, on s'évertue à lui faire signer une déclaration de culpabilité en lui promettant la liberté. Mais, malgré les souffrances terribles qu'il endure, en homme droit et digne qu'il veut rester, le prisonnier refuse. Il s'acharne à tenir tête à l'Etat russe tout entier, comme l'exprime ce passage qui résume parfaitement les enjeux du roman: "Quelle chose étrange et extraordinaire pour un homme comme lui (...) d'avoir pour ennemi juré l'Etat russe tout entier à travers le tsar et ses officiels, et cela pour la seule raison qu'étant né juif il est son ennemi désigné, bien qu'en vérité il ne soit dans son coeur l'ennemi de personne, sinon de lui-même." (page 351).
Un grand roman, oui, un chef d'oeuvre sans nul doute, un livre qui doit ou devrait conduire chaque lecteur à la révolte contre les injustices et au dégoût à jamais de l'antisémitisme.
Luc Schweitzer, sscc.