un film de Bong Joon-Ho.
Dans la jungle des blockbusters, c’est-à-dire des films à grand spectacle le plus souvent formatés pour plaire au public le plus large possible, dans cette jungle surgit parfois l’exception, autrement dit un film qui échappe à la médiocrité et qui, de ce fait, peut réellement satisfaire tous les appétits cinéphiliques et pas seulement ceux qui ne vont au cinéma que pour se divertir. Le spectacle est au rendez-vous certes, la cavalcade des effets spéciaux fait son œuvre bien sûr, mais il y a bien davantage que ce qui saute aux yeux, il y en a aussi pour l’esprit, pour l’intelligence, pour la sensibilité, pour l’imagination…
Ce film du réalisateur coréen Bong Joon-Ho se place indéniablement parmi ces exceptions :il excelle sur tous les plans, il en met certes plein les yeux, mais il offre aussi et surtout une multitude de lectures possibles et peut donc satisfaire, voire fasciner même les spectateurs les plus exigeants. Pour tout dire en quelques mots et contrairement aux autres blockbusters post-apocalyptiques parus cette année, celui-ci tient la route (ou plutôt les rails) !
Nous sommes en 2031 et, par la faute de l’homme, la Terre est entrée depuis 2014 (!) dans une nouvelle ère de glaciation qui a anéanti toute possibilité de vie à sa surface. Les seuls rescapés sont ceux qui ont pu prendre place dans un train lancé à toute allure et faisant le tour de la planète sans jamais pouvoir s’arrêter. L’image de ce train circulant à pleine vitesse dans un océan de glace ne peut que fasciner l’imagination des plus rétifs. Mais ce n’est que le décor car, à l’intérieur du train, les rescapés n’ont pas tardé à reproduire soigneusement le schéma vieux comme le monde du maître et de l’esclave. En 1927 déjà, dans son fameux « Metropolis », Fritz Lang imaginait une cité futuriste régie sur une base identique :dans les hauteurs s’ébattait la classe dirigeante tandis que les masses serviles croupissaient dans les bas-fonds. Il en est de même dans ce film de Bong Joon-Ho, sauf qu’au lieu de la verticalité des gratte-ciel on a affaire à l’horizontalité d’un train fou :les maîtres profitent de la vie à l’avant tandis qu’à l’arrière végètent les pauvres, condamnés à ne survivre qu’en ingurgitant une nourriture des plus douteuses.
Il va de soi que, comme dans le film de Fritz Lang, de telles injustices ne peuvent que générer des révoltes. Plusieurs ont déjà échoué et ont été réprimées dans le sang quand survient celle que rapporte le film de Bong Joon-Ho, révolte menée par un petit groupe d’hommes déterminés, capables de déjouer les pièges et de progresser de wagon en wagon jusqu’à l’avant du train. En somme le film raconte cela :l’avancée de ces hommes, leurs combats, et les découvertes invraisemblables qu’ils font. Car chaque wagon traversé amène son lot de surprises, ici un jardin qu’on dirait surgi de l’Eden, là un aquarium géant, etc. On a affaire à une arche des temps modernes, conçue pour la survie de quelques privilégiés. L’aventure fascine et apporte son lot de révélations et de questionnements. Et là où Fritz Lang avait échoué (sans que cela n’enlève rien à la magnificence de son film), ne sachant achever autrement son récit qu’avec un prêchi-prêcha peu convaincant, Bong Joon-Ho, lui, réussit un final éblouissant et intrigant qui semble à la fois signifier la fin de l’humanité et son éventuel recommencement.
Malgré sa structure assez simple et somme toute quelque peu convenue, ce film recèle de grandes richesses d’interprétation. On peut le voir comme la parabole de l’absurdité de la condition de l’homme livré à lui-même. Quel recours possible pour ce concentré d’humanité parcourant la Terre gelée à l’intérieur d’un train dément qui ne sait que tourner en rond ? Il est à remarquer que pas une seule fois au cours du film il n’est fait mention de prières, sans parler de la foi en un Dieu qui pourrait sauver ce reste d’humanité en perdition. Le seul dieu qui reste à ces hommes semble être le concepteur du train, celui dont on parle et qu’on ne voit pas parce qu’il reste cantonné à l’avant de sa machine. Mais quand les révoltés parviennent jusqu’à lui, qui trouve-t-il ? En fait de dieu, on a affaire à un homme vieillissant qui n’a su que retarder de quelques années l’inéluctable :une humanité qui court à sa perte !
8/10
Luc Schweitzer,sscc