Un roman de René Barjavel.
Prévu initialement comme un scénario devant être filmé par André Cayatte (mais le projet cinématographique fut abandonné) et publié pour la première fois en octobre 1968, ce roman de science-fiction a connu, au fil des rééditions, un succès tel qu’il est considéré aujourd’hui comme un classique. Les éditions des Saints Pères viennent d’ailleurs d’en publier le manuscrit original. Mais on peut, bien sûr, se contenter d’un exemplaire de poche disponible aux éditions Pocket. Ce que j’ai fait, pour mon plus grand plaisir de lecteur, un plaisir qui n’a pas faibli un instant tout au long des 410 pages qui le composent.
J’ai lu ce roman avec d’autant plus d’enthousiaste que j’ai compris, dès les premières pages, que j’avais affaire non seulement à un ouvrage formidablement bien écrit mais à une œuvre qui, soixante ans après sa rédaction, reste brûlante d’actualité. Les meilleurs romans de science-fiction sont ceux qui, par le biais d’une histoire totalement fictive se déroulant dans un autre temps que le nôtre, nous parlent d’aujourd’hui.
Quand Barjavel écrivit « La Nuit des Temps », certes, la géopolitique était différente de celle que nous connaissons en 2018. Mais on peut se demander si, fondamentalement, le monde a beaucoup changé. Les menaces qui pèsent sur l’humanité sont d’ailleurs probablement encore plus grandes de nos jours qu’elles ne l’étaient en 1968, ce qui renforce d'autant plus la pertinence du roman, lui donnant un caractère quasi prophétique.
Sauf si l’on est de mauvaise foi, on est bien obligé d’admettre, en effet, à présent, que la survie de l’espèce humaine est en jeu. D’ici un laps de temps assez court, la planète Terre pourrait devenir inhabitable. Or, le roman de Barjavel nous fait voyager sur notre planète il y a 900 000 ans, à la rencontre d’une civilisation dont les restes sont enfouis sous les glaces de l’Antarctique. Une civilisation dont on découvre que, précisément, elle a été détruite à cause d’un cataclysme planétaire qu’elle a elle-même déclenché.
Avant d’en arriver là, avant de faire découvrir au lecteur le sort qu’a connu ce monde maintenant enfoui sous la glace, Barjavel raconte comment une mission de scientifiques français est alertée par un son émis dans les profondeurs. Rejointe par des savants du monde entier qui viennent prêter main forte, c’est ainsi qu’est mise à jour la cité disparue sous les glaces dont on finit par apprendre qu’elle se nomme Gondawa. Or, non seulement il en reste des vestiges figés dans le froid de l’Antarctique, mais on finit par découvrir, en son centre, deux rescapés, si l’on peut dire, un homme et une femme cryogénisés depuis 900 000 ans dans l’attente d’un éventuel réveil.
Les scientifiques se mettent à l’œuvre et c’est la femme qui est choisie pour être, la première, éveillée de son sommeil de glace. Non sans difficultés, on parvient, en effet, non seulement à la faire revenir à la vie consciente mais à décrypter sa langue très complexe et à établir un dialogue avec elle. Elle se nomme Eléa et c’est par elle que, petit à petit, se dévoile le sort funeste de Gondawa. Elle raconte l’histoire de sa civilisation condamnée et elle raconte sa propre histoire ainsi que celle de deux de ses compagnons : Païkan, l’homme qu’elle a aimé et qu’elle aime toujours à la manière des gens de son espèce, et Coban, celui qui a imaginé le procédé de cryogénisation devant sauver deux des individus de leur peuple, c’est-à-dire lui-même en vertu de son incomparable science et Eléa en vertu de son incomparable beauté.
Je n’en dis pas davantage pour ne pas dévoiler toutes les péripéties d’un roman qui se présente comme un récit d’aventures à la manière de Jules Verne. Mais ce n’est là qu’un des aspects d’un ouvrage qui, si on le lit attentivement, s’offre au lecteur avec plusieurs niveaux de lecture. On peut, certes, se laisser séduire par les rebondissements d’une histoire très captivante, voire rocambolesque, mais on peut également être attentif à ce que le roman suggère d’un point de vue, disons, philosophique. Car, manifestement, Barjavel a introduit dans ce récit beaucoup de lui-même, beaucoup de ses propres convictions. Je voudrais, pour finir, relever trois d’entre elles.
D’abord ce qui concerne la sexualité ou la jouissance des corps. Barjavel se sert de son style le plus affiné pour raconter, avec un talent sidérant, l’union des corps et, en particulier, de celle d’Eléa et de son aimé Païkan. Ce qu’on comprend, en lisant attentivement ces pages magnifiques, c’est que l’auteur prône une sorte d’innocence des corps et de leur jouissance lorsqu’ils s’unissent l’un à l’autre. Autrement dit, il récuse le regard suspicieux porté sur l’acte sexuel par une grande partie des catholiques depuis saint Paul. Une phrase, qui a retenu mon attention, le dit d’ailleurs assez explicitement (page 323) : « La merveilleuse, la totale innocence d’Eléa leur montrait (aux scientifiques qui découvrent son histoire passionnelle avec Païkan) à quel point la civilisation chrétienne avait – depuis saint Paul et non depuis le Christ – perverti en les condamnant les joies les plus belles que Dieu ait données à l’homme. » C’est donc, selon Barjavel, saint Paul qui est le grand fautif ayant biaisé les regards en les orientant vers une fâcheuse méfiance quant à l’acte sexuel. Je ne peux commenter longuement ce sujet car, pour ce faire, il faudrait rédiger des pages et des pages. Mais j’invite à y réfléchir et à s’interroger quant au rôle joué par saint Paul dans l’élaboration du christianisme naissant.
Une autre conviction qui s’affirme dans le roman de Barjavel peut se résumer plus simplement en écrivant que l’auteur est un pacifiste pessimiste. Autrement dit, il prône la paix, mais sans croire que l’homme soit capable de la préserver. Cette conviction s’exprime à la page 347 lorsqu’un savant anglais propose l’élaboration d’une Déclaration de Loi Universelle qui se résumerait en une phrase : « Je refuse la guerre, quelles qu’en soient les raisons. » Belle déclaration mais dont on comprend rapidement que, l’humanité étant ce qu’elle est, elle ne restera qu’un vœu pieux.
Enfin, la troisième conviction qui m’a sauté aux yeux en lisant ce roman, c’est que, pour l’auteur, la prétendue évolution de l’espèce humaine progressant nécessairement vers le mieux n’est que fantaisie. Ce n’est pas par hasard si Barjavel raconte l’histoire d’un monde disparu il y a 900 000 ans et qui, par bien des aspects, était supérieur au nôtre (ce qui ne l’a d’ailleurs pas empêché d’être anéanti dans un cataclysme). « … il serait peut-être bon, écrit Barjavel à la page 358, il serait peut-être temps de se demander si la perfection n’est pas dans l’enfance, si l’adulte n’est pas qu’un enfant qui a déjà commencé à pourrir… ». Plus crûment et en faisant preuve d’un pessimisme total, l’auteur s’interroge sur l’humanité qui a fini par repeupler le monde longtemps après la catastrophe ayant anéanti le Gondawa : « Ils ont repeuplé le monde et ils sont aussi cons qu’avant, et prêts à faire de nouveau sauter la baraque. C’est pas beau, ça ? C’est l’homme ! ».
9/10
Luc Schweitzer, ss.cc.