Billet d’humeur no2
Ils ont beau jeu, les puissants, les intelligents, les rusés, les malins, de vilipender la jeune Greta Thunberg qui, du haut de ses seize ans, ose mettre les adultes, et tout particulièrement les décideurs, face à leurs responsabilités. « Vous dites que vous aimez vos enfants plus que tout, rappelle-t-elle inlassablement, mais vous détruisez leur futur devant leurs yeux. » Bien évidemment, les gens de pouvoir, tout comme l’ensemble des futés du monde, se gardent bien de s’abaisser à écouter le message divulgué par une enfant. Ils préfèrent sortir à tout va leur répertoire de railleries plutôt que d’entendre le S.O.S. d’une adolescente qui a perçu, fort justement, que le destin du monde se joue aujourd’hui et que, si l’on persiste à ne rien faire, les lendemains seront tragiques. Nous le savons tous, même si nous n’osons pas en mesurer les conséquences, que, sans un changement radical de nos modes de vie, la planète terre, d’ici quelques décennies, sera invivable.
Mais, quand on est un adulte et qu’on a du pouvoir ou de l’intelligence, on ne s’abaisse pas à écouter les enfants ! Même notre pseudo philosophe national, chantre de l’athéologie (comme il dit !) et grand déboulonneur de statues, y est allé de ses sarcasmes à l’encontre de l’audacieuse enfant pas sage qui, selon lui, Michel Onfray, ferait mieux de rester sur les bancs de l’école plutôt que de sillonner la planète afin d’interpeller les grands de ce monde. Le philosophe est sage, lui, c’est son métier de l’être, mais il l’est à la manière du monde, tout engoncé dans son orgueil et dans sa suffisance et incapable de réellement discerner les urgences du temps ! Il a beau s’enorgueillir de ses petites trouvailles philosophiques qui ne valent pas un clou, il n’en démontre pas moins l’évidence et de son aveuglement et de sa surdité.
Comment ne pas songer ici à certaines paroles de Jésus (dont, bien sûr, notre pseudo philosophe préfère nier l’existence !), certaines paroles qui résonnent aujourd’hui singulièrement et devraient nous inciter à laver à grande eau nos regards d’adultes ? Comment ne pas songer à Matthieu 11, 25 ? Cette parole qui ne cesse de m’habiter : « Père, dit Jésus, (…) je proclame ta louange : ce que tu as caché aux sages et aux savants, tu l’as révélé aux tout-petits. » Comment ne pas songer encore à d’autres extraits des évangiles ? Jésus ne donne-t-il pas pour modèle les enfants ? « Si vous ne devenez pas comme les petits enfants, vous n’entrerez pas dans le royaume des cieux. » (Matthieu 18, 3).
Alors, oui, j’aime les enfants pas sages, ceux qui osent rappeler aux adultes leurs quatre vérités, plutôt que de rester soumis et obéissants. Qu’on les moque ou qu’on les bafoue, qu’on trouve toutes sortes de bonnes raisons pour ne pas les écouter, qu’on affirme qu’ils sont manipulés et qu’ils feraient mieux de rester à l’école, cela n’a rien de surprenant puisqu’il en est ainsi, d’une manière ou d’une autre, depuis toujours. On n’a cessé de traiter les enfants de haut au cours de l’histoire. Les sages et les savants se sont toujours ingéniés à les brocarder, à les mépriser, voire à les forcer à se taire. N’est-ce pas, par exemple, ce qui s’est produit il y a bien longtemps, pour une petite jeune fille de Lorraine appelée Jeanne d’Arc que les Cauchon et autres théologiens très sages ont réussi à réduire en cendres ! Elle non plus n’était pas restée sur les bancs d’une école ni derrière le rouet de sa maison de Domrémy, elle avait répondu à un appel, à une urgence, s’engageant sans compter dans une folle aventure plutôt que d’opter pour la sagesse qui susurre de rester prudemment à la maison.
Mais les enfants pas sages ne connaissent pas ce mot-là, la prudence, ils sont audacieux, ils se laissent guider par le souffle de l’Esprit. Et s’ils n’ont pas à leurs côtés les philosophes à la petite semaine, ils n’en bénéficient pas moins du soutien de quelques autres, de ceux qui, parmi les adultes, n’ont pas jeté aux orties leur cœur d’enfant ! Parmi ceux-là, on peut, sans nul doute, compter quelques artistes, quelques poètes. Je pourrais citer bien des noms à ce sujet, mais celui qui me vient aussitôt à l’esprit, c’est celui de Georges Bernanos, lui qui écrivait ceci dans Les Grands Cimetières sous la Lune : « Qu’importe ma vie ? Je veux seulement qu’elle reste fidèle à l’enfant que je fus. »
Mais, pour finir, je veux ici citer, in extenso, le texte qu’écrivit l’auteur du Journal d’un Curé de Campagne sur l’album d’autographes que lui présentait une jeune demoiselle, un texte si beau, si juste, qu’il n’a cessé de m’inspirer, de m’accompagner, depuis que je l’ai lu pour la première fois il y a bien des années. Le voici :
Mademoiselle,
Il y a cinq minutes, je me demandais ce que j'allais écrire sur votre album parce que je suis naturellement paresseux. Et puis, j'ai pensé tout à coup que cette idée d'avoir un album était, au fond, bien touchante, bien émouvante -que c'était une idée d'enfant. Et comme toutes les idées d'enfant, elle est généralement bafouée, parce que le monde ne comprend rien à l'enfance. Je ne dis pas que le monde hait l'enfance, mais elle l'embête, et le monde, qui tolère tout, ne supporte pas qu'on l'embête.
Bref, les jeunes filles tendent leur album aux "grandes personnes" comme les pauvres tendent la main. Et ils sont généralement déçus l'un et l’autre, car il n'y a jamais eu de réellement déçus dans l'univers que les privilégiés des béatitudes, c'est-à-dire les pauvres et les enfants.
La plupart de ces grandes personnes auxquelles vous avez tendu la main -cardinaux, théologiens, historiens, essayistes, romanciers- vous ont donné tout juste une signature. La signature est ici l'équivalent du petit sou qu'on donne aux pauvres. Entre parenthèses, si le régime totalitaire triomphe, ils n'auront même plus besoin d'écrire leur nom, ils inscriront seulement leur numéro matricule comme les militaires ou les forçats.
Mais vous n'avez pas tendu la main qu'aux grandes personnes, vous l'avez aussi tendue aux poètes. Et je crois que les poètes -ô miracle !- vous ont donné sans compter, parce que les poètes sont par nature libéraux et magnifiques. N'oubliez pas désormais que ce monde hideux ne se soutient encore que par la douce complicité -toujours combattue, toujours renaissante- des poètes et des enfants.
Soyez fidèle aux poètes, restez fidèle à l'enfance ! Ne devenez jamais une grande personne ! Il y a un complot des grandes personnes contre l'enfance, et il suffit de lire l'Evangile pour s'en rendre compte. Le Bon Dieu a dit aux cardinaux, théologiens, essayistes, romanciers, à tous enfin : "Devenez semblables aux enfants." Et les cardinaux, théologiens, historiens, essayistes, romanciers, répètent de siècle en siècle à l'enfance trahie : "Devenez semblable à nous."
Lorsque vous relirez ces lignes, dans bien des années, donnez un souvenir au vieil écrivain qui croit de plus en plus à l'impuissance des Puissants, à l'ignorance des Docteurs, à la niaiserie des Machiavels, à l'incurable frivolité des gens sérieux. Tout ce qu'il y a de beau dans l'histoire du monde s'est fait à l'insu de nous par le mystérieux accord de l'humble et ardente patience de l'homme avec la douce Pitié de Dieu.
Bon courage et bonne chance ! Il nous faut tous surmonter la vie. Mais la seule manière de supporter la vie, c'est de l'aimer. Tous les péchés capitaux damnent moins d'hommes que l'Avarice et l'Ennui.
G. BERNANOS
Luc Schweitzer, ss.cc.