Un roman de Jean Echenoz.
C’est une gageure que d’écrire sur une personnalité de l’histoire (celle des arts, en l’occurrence) en prétendant s’abstenir de romancer peu ou prou. Jean Echenoz, quant à lui, se garde d’une telle ambition, il préfère assumer frontalement ce qui reste, qu’on le veuille ou non, un impératif. Son ouvrage sur le compositeur Maurice Ravel (1875-1937) se présente donc comme un roman. En vérité, il faudrait écrire « biographie romancée » car, bien évidemment, si le romancier ne se prive pas de laisser place à son imagination, les faits rapportés, eux, n’en sont pas moins marqués du sceau du réel.
Léo Ferré, lui aussi, romançait, d’une certaine façon, lorsque, dans sa préface à son recueil Poètes, vos papiers !, il énumérait quelques-uns des malheurs dont furent frappés des musiciens et des poètes : « Ravel avait une tumeur qui lui suça d’un coup toute sa musique », écrivait-il. La vérité, telle que la rapporte Jean Echenoz, n’est pas moins tragique, puisque, dix jours avant sa mort, un chirurgien ouvrit le crâne du compositeur, mais sans y trouver de tumeur, contrairement à ce que prétend Ferré. Les derniers mois de Ravel furent néanmoins désolants, du fait d’un épuisement physique et mental qui non seulement l’empêcha de faire quoi que ce soit tout seul, mais lui fit tout oublier, y compris sa propre musique en effet.
Ravel souffrait depuis longue date, comme le résume Jean Echenoz à la fin de son ouvrage : « Il a toujours été fragile de toute façon. De péritonite en tuberculose et de grippe espagnole en bronchite chronique, son corps fatigué n’a jamais été vaillant même s’il se tient droit comme un i (…). Et son esprit non plus, noyé dans la tristesse et l’ennui, bien qu’il n’en laisse rien paraître, sans jamais pouvoir s’oublier dans un sommeil interdit de séjour. » Jean Echenoz insiste grandement sur ce dernier aspect, les insomnies persistantes de Ravel et le peu d’efficacité des méthodes essayées par celui-ci pour se soigner.
Ce sont les dix dernières années de la vie du compositeur que narre le romancier, à commencer par le voyage triomphal qu’il effectua, à l’âge de 52 ans, alors qu’il était au sommet de sa gloire, en Amérique du Nord. L’itinéraire conçu par les organisateurs fut aberrant et donc extrêmement fatigant, mais, partout, Ravel fut acclamé à la mesure de son génie. Plus intéressant encore pour qui aime ses œuvres musicales, Echenoz raconte la genèse de quelques-unes des plus célèbres d’entre elles, une fois le musicien de retour en Europe. C’est dans cette période, en effet, que Ravel eut l’idée de composer son célèbre Boléro qui, dès sa création, à la surprise de son auteur qui considérait cette œuvre comme secondaire, remporta un énorme succès.
Mais c’est aussi et surtout à cette époque-là que Ravel composa ses deux concertos pour piano, deux des œuvres majeures de son répertoire (bien plus importantes, à mon avis, que le Boléro), le Concerto pour la main gauche et le Concerto en sol. Il travailla sur les deux œuvres quasi en même temps, mais il peina beaucoup plus sur la deuxième. Le Concerto pour la main gauche, il l’écrivit à la demande du pianiste manchot Paul Wittgenstein et l’on est bien étonné d’apprendre que celui-ci reçut l’œuvre avec froideur, sans enthousiasme aucun, et qu’il se permit de la jouer en l’arrangeant à sa manière, ce qui, bien sûr, irrita grandement Ravel. Or ce Concerto, je le répète, tout comme le Concerto en sol que Ravel écrivit pour lui-même (bien qu’il fût, semble-t-il, un pianiste assez médiocre), est une œuvre bouleversante, qu’il n’est vraiment pas besoin de remanier de quelque manière que ce soit. On ne peut l’écouter sans être profondément ému.
Avec Jean Echenoz, grâce à son style à la fois simple et élégant, tout lecteur qui s’y aventure sera sans nul doute saisi, intrigué, interpellé par le récit des dix dernières années de la vie de Maurice Ravel. La lecture en est touchante et invite à écouter ou réécouter les œuvres d’un de nos grands génies de la musique. On aurait tort de s’en priver.
9/10
Luc Schweitzer, ss.cc.