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ADOLESCENTES

Un film de Sébastien Lifshitz.

 

Au départ, Sébastien Lifshitz prévoyait de filmer l’adolescence d’un garçon plutôt que d’une fille. Mais son point de vue s’est modifié quand on lui a fait remarquer que, peut-être parce qu’à cette période de la vie elles font davantage preuve de maturité que les garçons, les filles ont à leur actif d’avoir évolué, changé, bien plus que ceux-ci, durant ces quinze dernières années, y compris pendant l’adolescence. Elles sont plus libres, plus indépendantes et bien moins soumises que les jeunes filles des générations précédentes. Enfin, lorsque, décidé à chercher du côté d’une petite ville de province plutôt que de filmer des jeunes gens de Paris ou de sa banlieue, Sébastien Lifshitz, lors d’un casting à Brive-la-Gaillarde, a découvert Emma et Anaïs, il a su qu’il allait chroniquer les parcours de deux adolescentes et non pas d’une, d’autant plus que les deux jeunes filles en question vivaient dans la même ville, se connaissaient, étaient copines.

Pendant cinq ans, de l’âge de 13 ans à l’âge de 18 ans, Emma et Anaïs ont donc été filmées, très régulièrement, par Sébastien Lifshitz et son équipe. Le résultat, c’est-à-dire le film qui est projeté maintenant sur les écrans, est tout simplement prodigieux. Le choix de chroniquer les itinéraires croisés de ces deux adolescentes se révèle passionnant. On ne pouvait rêver mieux que ces deux-là car, si Emma et Anaïs fréquentent le même collège et sont copines, elles n’en sont pas moins très différentes l’une de l’autre sur bien des plans. On ne dira pas qu’elles s’opposent, puisqu’elles sont amies, mais plutôt qu’elles se complètent admirablement, proposant ainsi, d’une certaine façon, comme un reflet de France ou, en tout cas, d’une certaine France. D’ailleurs, tout au long du film, des échos de l’actualité du pays, de quelques-uns des événements marquants de ces années-là, sont présents : en particulier les attentats de 2015 et l’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République en 2017, élection qui ne suscite d’enthousiasme ni chez l’une ni chez l’autre des deux adolescentes, Anaïs considérant Macron comme l’élu des « bourges » et Emma comme un pis-aller. Pour ce qui concerne les attentats, on notera avec intérêt la réaction saine d’Anaïs, convaincue qu’il faut se garder de tout amalgame et ne surtout pas incriminer l’ensemble des musulmans.

Les réactions des deux jeunes filles aux événements de l’actualité donnent, à leur manière, des indications sur ce qu’on appelle la fracture sociale : Anaïs, adolescente extravertie et volontiers volubile, est issue d’une famille de la classe populaire, tandis qu’Emma, beaucoup plus secrète et plus pudique, fait partie d’une famille d’une classe bien davantage favorisée. Chez Anaïs, non seulement les difficultés de fin de mois sont réelles mais s’y ajoutent des épreuves, l’incendie de la maison familiale, l’opération que doit subir la mère… Les discussions d’Anaïs avec ses parents sont franches, parfois houleuses, le plus souvent néanmoins marquées par une profonde affection de part et d’autre. Chez Emma, si les questions de fin de mois ne se posent pas, celles de la réussite scolaire d’Emma et de son orientation sont omniprésentes. Il y a aussi de l’affection, sans nul doute, dans cette famille-là, ce qui n’empêche pas la vivacité des discussions, parfois même carrément tempétueuses, en particulier avec la mère d’Emma.

En dehors des moments qu’elles passent ensemble, la caméra nous montre les deux jeunes filles non seulement se dirigeant, au fil du temps, vers des directions totalement différentes, mais également se livrant à des passions qui n’ont rien de commun. Anaïs fait volontiers de l’équitation, mais surtout commence assez rapidement à effectuer des stages d’abord dans l’animation de la petite enfance puis auprès de personnes âgées (ce qui, estime-t-elle, lui convient mieux). Emma, quant à elle, rêve depuis longue date de faire du cinéma son métier, d’une manière ou d’une autre, et, en attendant, s’exerce au chant en participant à une chorale ou encore en chantant dans une comédie musicale.

Même si les milieux sociaux des deux jeunes filles apparaissent de manière évidente et se laissent abondamment distinguer, le film évite de simplement répéter des clichés liés à l’adolescence ainsi qu’à la différence des classes. Anaïs et Emma jouent un peu avec la caméra qui les filme mais c’est pour mieux retrouver, très rapidement, leur naturel. Et c’est pour mieux nous surprendre et nous questionner. Leur amitié durera-t-elle, une fois que l’adolescence sera finie ? Quand elles évolueront dans des univers n’ayant rien de commun entre eux ? A la fin du film, une fois passé le Bac, toutes deux s’interrogent à ce sujet sans se faire d’illusion. Leurs chemins vont se séparer et ne se recroiseront plus, sauf peut-être épisodiquement. Mais, de ce qui a été vécu durant l’adolescence, des bons moments passés ensemble sans tenir compte des différences de classe, restera-t-il quelque chose comme une orientation du regard, lorsque Anaïs et Emma évolueront en tant qu’adultes ?  On ne peut que le souhaiter.

8/10

 

                                                                                     Luc Schweitzer, ss.cc.

Tag(s) : #Films, #Documentaires
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