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VENISE À DOUBLE TOUR

Un livre de Jean-Paul Kauffmann.

 

Tout n’a-t-il pas été écrit sur Venise ? Des écrivains, et pas des moindres, ont déjà arpenté cette ville pour ensuite livrer leurs impressions dans des ouvrages. Parmi eux, on notera particulièrement, parmi bien d’autres, Paul Morand (Venises – 1971) et, plus curieusement, Jean-Paul Sartre dans un de ses manuscrits laissés inachevés (La Reine Albemarle). Ces noms apparaissent sous la plume de Jean-Paul Kauffmann, surtout celui de Sartre, car de Morand, jugé décidément trop impassible, il s’est éloigné. D’autres noms surviennent également au fil du récit : celui d’Hugo Pratt, le célèbre créateur de Corto Maltese, qui était un passionné de Venise ou encore celui de Jacques Lacan, insatiable visiteur des églises de la Sérénissime dont il goûtait avec gourmandise l’apparat typiquement catholique ainsi que les nombreuses peintures (ne cessant « de les retourner pour leur donner un contenu nouveau et subversif », écrit Kauffmann).

Mais, encore une fois, venant après tant de visiteurs, que peut apporter d’innovant le livre de ce dernier ? En vérité, une fois qu’on l’a ouvert et qu’on a commencé à le lire, on ne se pose plus la question, tant Kauffmann, tout imprégné de son sujet et passionné par lui, parvient sans peine à nous entraîner, en quelque sorte, à sa suite. Son projet s’apparente d’ailleurs à celui qui motivait Lacan : non pas qu’il veuille, lui aussi, proposer des interprétations subversives des peintures à sujets religieux, mais, tout simplement, parce que, comme le célèbre psychanalyste, il s’est mis dans la tête d’entrer dans les églises de la ville dont les portes sont closes.

Or, des églises fermées, à Venise, il y en a à foison. Et Kauffmann comprend rapidement que réussir à y entrer n’est pas une entreprise des plus aisées. Il faut s’armer de patience, frapper aux bonnes portes, parlementer longuement, persévérer, compter aussi sur la chance, etc. Les églises fermées le sont pour des raisons diverses : « beaucoup (…) sont fermées à jamais, faute de prêtres et de fidèles. Certaines, menaçant ruine, soutenues par des étais, sont interdites pour des raisons de sécurité. Quelques-unes ont changé d’affectation. Elles sont transformées en musées, bureaux, entrepôts, appartements ou encore salles de spectacle », écrit-il.

Qu’à cela ne tienne ! Kauffmann, qui connut, en tant qu’otage au Liban, trois années d’enfermement (dont il est question, à quelques reprises, au fil de ces pages), n’a de cesse d’ouvrir les portes. Déterminé à entrer dans ces églises, à voir et à sentir (les odeurs, manifestement, ayant une grande importance pour lui), aidé, guidé par des personnes bienveillantes et assez nombreuses, il parvient à approcher divers responsables et à s’entretenir avec eux. Il s’agit, en particulier, de responsables d’Eglise, de monsignore et autres, avec qui il faut user de beaucoup de diplomatie.

Rassurons-nous, l’acharnement, mais aussi la patience, dont fait preuve le journaliste, portent leurs fruits. Kauffmann raconte de manière impressionnante les visites de quelques églises où il réussit à entrer (San Lorenzo, Santa Anna), églises abandonnées, quasi en ruine. Un monsignore lui a expliqué auparavant qu’étant donné les tarifs extravagants des restaurations de monuments à Venise, c’est par un choix délibéré que certaines églises ont été fermées et laissées à l’abandon. Au terme de son récit, Kauffmann se contente d’énumérer les noms d’autres églises où il a pu, en fin de compte, pénétrer. Car, l’intérêt du livre, ce n’est pas tant de nous parler de la réussite éventuelle du projet initial que de l’histoire même de la quête entreprise par l’auteur. « Depuis toujours, écrit Kauffmann, j’ai préféré le combat à la victoire ». Et, faisant référence aux aventures de Lancelot du Lac, il ajoute : « (…) la quête est préférable à la conquête ».

Et c’est vrai que, si cet ouvrage de Kauffmann s’avère passionnant pour le lecteur, c’est parce que la recherche entreprise par l’auteur lui fournit l’occasion de réflexions, voire de digressions, sur l’art et sur le catholicisme, y compris sur les rapports de l’écrivain lui-même avec la foi catholique inculquée depuis l’enfance. Ces pages, très belles, très pertinentes, expriment à merveille la complexité d’une emprise à la fois pesante et inspiratrice. Elles m’ont tellement impressionné que j’en propose plusieurs extraits à la suite de cet article. Je le fais d’ailleurs non sans émotion car, quand Kauffmann évoque le petit garçon qu’il fut, contraint de servir la messe (les messes même) très tôt dans son église paroissiale et se livrant, dès que possible, à des rêveries ineffables, j’ai le sentiment de me reconnaître moi-même.

Si Jean-Paul Kauffmann excelle dans la description de sa quête vénitienne, c’est bien parce qu’il fait sentir autre chose que le plaisir (qui pourrait paraître masochiste) de pénétrer dans des églises plus ou moins en ruines. « Ces églises fermées, explique-t-il, portent très haut ce qu’il y a de plus indispensable, de plus réussi, de plus occulte et sans doute de plus spirituel dans la transmission du temps. Quelque chose qui se cache tout en se manifestant. La présence d’une absence. » 

8,5/10

 

                                                                                                   Luc Schweitzer, ss.cc.

 

Quelques extraits:

 

De [l’]emprise [de l’Eglise catholique romaine], je ne me débarrasserai jamais. D’ailleurs, je n’en ai aucune envie. La manière catholique d’éprouver m’a conformé à perpétuité. Je ne puis la renier ni oublier pour autant les errements d’une éducation subie dans les années 50, faite d’interdits, d’hypocrisie, de honte, de violence.

              De telles pratiques mortifères auraient dû me meurtrir à jamais et me pousser à exécrer l’institution. C’est le contraire qui est arrivé. Comment ai-je pu retourner le sentiment de culpabilité qu’on nous avait inculqué ? Je n’en sais rien. Je n’ai voulu retenir de ces préceptes enseignés dans mon pensionnat qu’une chose : la croyance que la faute est partout. Loin de me traumatiser, ce constat m’a convaincu au contraire d’un nécessaire détour par le péché. L’acceptation de notre imperfection. Voilà une religion qui se montrait sans illusion sur la nature humaine mais qui néanmoins avait le chic pour repêcher inlassablement celui qui a failli. À ce compromis permanent du péché et de la grâce, j’ai adhéré d’emblée. N’autorise-t-il pas entre autres la transgression ? Chez moi, la force libératrice du message évangélique l’a définitivement emporté sur les manquements de l’institution.

 

Jean-Paul Kauffmann, Venise à double tour (pp. 112-113)

 

(…) La rémission des péchés est une invention géniale. Il n’y a aucune faute, si grave soit-elle, qui ne puisse être remise. Avec le catholicisme, on trouve toujours des arrangements. Quiconque commet une faute sait qu’il sera accueilli à bras ouverts et reconnu en tant que pécheur. La vraie indignité n’est pas d’enfreindre, mais de prétendre n’avoir pas enfreint. C’est Paul qui le dit : le péché véritable est de se croire pur, infaillible.

 

                                                                                     Venise à double tour, page 141.

 

 

(…) tout a commencé dans mon église paroissiale où, enfant, tôt le matin, je servais la messe à deux reprises, la première étant dite par l’abbé, la seconde, interminable, par le curé. Les deux services étaient devenus pour moi une corvée. Les offices fonctionnaient de manière presque automatique, les célébrants les ayant à la longue vidés de leur contenu. Je m’ennuyais ferme, comme dans les grandes messes du dimanche qui n’en finissaient pas, prolongées l’après-midi par les vêpres tout aussi assommantes.

              Cet ennui a fondé l’homme que je suis devenu. Dans les interstices de ce rituel, mon esprit s’introduisait et parvenait à prendre son envol. Rêver, rêvasser, je ne faisais pas de différence. Et laisser aller l’imagination, ce n’est pas ne rien faire. La tête dans les nuages, j’étais en fait très actif. Je n’écoutais que d’une oreille mais cette pratique flottante m’était indispensable. Car j’écoutais vraiment. Sans la liturgie, sans les psaumes et l’orgue, sans l’encens, je n’aurais pu nourrir et soutenir ce vagabondage. Sorti de l’église, dans ma vie normale d’enfant, j’étais incapable d’atteindre cet ailleurs qui m’a constitué.

 

Venise à double tour, page 176.

 

Tag(s) : #Livres, #Citations
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