Un livre de Régine et Guy Ringwald.
Le 2 mai dernier, l’occasion m’était donnée de soutenir, sinon même d’encourager (ou, en tout cas, de s’inspirer de) certaines affirmations d’anticléricalisme qui, même si elles n’ont pas été formulées de nos jours, n’ont rien perdu de leur pertinence. C’était après avoir lu le formidable roman-fleuve d’Eugène Sue ayant pour titre Le Juif errant. Aujourd’hui, ce n’est pas une fiction qui me fait réagir, mais un ouvrage précis et documenté relatant des événements bien réels s’étant déroulés au Chili essentiellement sous le pontificat, toujours en cours, du pape François. De plus, il ne s’agit plus, cette fois, d’un anticléricalisme provenant de l’extérieur de l’Église, mais de l’intérieur, mais d’une partie de ses membres. Car, en effet, pour celles et ceux dont il est question dans cet ouvrage, s’il s’agit bel et bien de construire une autre Église, c’est de l’intérieur même, sans la quitter, mais en agissant pour la réformer radicalement et sans s’appuyer sur la plupart des membres de la hiérarchie, tant ils se sont décrédibilisés aux yeux des laïcs.
Car il s’agit, dans ce livre-enquête remarquable de Régine et Guy Ringwald, tous deux connaissant manifestement très bien le Chili, de retracer la bataille menée par des catholiques, principalement des laïcs, mais avec quelques prêtres et religieux proches des communautés de base, non seulement pour résister à la nomination de l’évêque Mgr Barros à Osorno, mais aussi, plus largement, pour travailler à transformer drastiquement une Église chilienne minée par les scandales et se montrant incapable, du côté de ses membres éminents, les évêques, de prendre les mesures qui conviendraient en ces circonstances. C’est pire que cela, en vérité. Le livre fourmille d’effarantes cachotteries, de dissimulations, d’inerties, d’hypocrisies, de propos atterrants tenus sur les femmes ou sur les Juifs, pour ne conserver que ces deux exemples. Mais comment sont choisis et nommés les évêques ? On ne peut pas ne pas se poser cette question. Et on ne peut pas ne pas souhaiter une transformation radicale des manières de faire, sur ce sujet-là comme sur bien d’autres.
L’histoire de la bataille d’Osorno, telle que relatée dans le livre de Régine et Guy Ringwald, trouve des résonances et des implications qui dépassent largement le cadre d’un diocèse, et même le cadre d’un pays. C’est une mise à nu de problèmes endémiques, inhérents à l’Église tout entière. Mais ce qui s’est passé là-bas, au Chili, prouve aussi et surtout qu’on peut agir, même si l’on n’est qu’une poignée de laïcs déterminés, et qu’on peut, à force de ténacité, gagner des batailles qui paraissaient, au départ, perdues d’avance. Les auteurs de l’ouvrage utilisent, à bon escient, l’image de David et Goliath. Comment les petits « David » du Chili s’y sont-ils pris pour vaincre le puissant « Goliath » du Vatican ?
Il leur a fallu bien de l’acharnement, bien des épreuves à traverser, jusqu’à être accusés, à deux reprises au moins, d’être « des gauchistes et des calomniateurs » par le pape François en personne. Ils ont tenu bon, néanmoins, pendant des mois, des années, jusqu’au revirement spectaculaire du pape en 2018 : un pape qui reconnaît avoir commis de « graves erreurs » et qui demande pardon, cela ne s’était encore jamais vu ! Il fallait que le motif soit grave et Dieu sait s’il l’était ! Je ne peux résumer ici les nombreux éléments qui ont alimenté le conflit entre le groupe de laïcs d’Osorno et la hiérarchie de l’Église, les évêques et le pape en personne. Mais j’invite à lire l’ouvrage de Régine et Guy Ringwald pour percevoir, autant qu’il est possible, le cancer qui a rongé, et qui continue de ronger, l’Église du Chili. Les scandales révélant des abus de pouvoir entraînant des abus d’ordre sexuel et impliquant des hommes d’Église y sont particulièrement nombreux. Dans La Bataille d’Osorno, il est notablement question de Fernando Karadima, prêtre prédateur sexuel qui s’était si bien organisé et avait si bien dissimulé ses agissements criminels qu’il passait pour un saint ! D’autant plus que l’homme était un grand pourvoyeur de vocations. Or, plusieurs évêques du Chili comptèrent parmi ses proches, y compris Mgr Barros, l’évêque dont les laïcs d’Osorno ont contesté la nomination jusqu’à ce qu’ils obtiennent victoire.
Bien d’autres éléments encore s’ajoutent au dossier accablant concernant l’Église du Chili, entre autres la collusion d’un certain nombre de clercs et d’évêques avec Pinochet, ou encore les agissements, tout aussi criminels que ceux de Karadima, commis par Renato Poblete, un jésuite qui, lui aussi, passait, de son vivant, pour un saint (alors qu’il abusait de jeunes femmes dont il faisait des esclaves sexuelles) !
Il y aurait beaucoup à dire au sujet de tout cela. Tout en n’ignorant pas que le cléricalisme reste malheureusement bien implanté dans les faits et dans les esprits (y compris chez de nombreux laïcs qu’on a formés à rester cléricaux), Régine et Guy Ringwald pointent deux avancées majeures : d’une part, la victoire remportée par le groupe des militants laïcs d’Osorno qui se sont pourtant trouvés, pendant un temps, en opposition frontale avec le pape ; d’autre part, une grande première, la tenue d’un synode de laïcs venus de tout le Chili. Ce pays, et en particulier, le diocèse d’Osorno, reste très divisé, il faut le dire, mais des changements importants sont en cours, même s’ils se font sans le concours des évêques, la défiance envers eux n’étant pas près de faiblir.
Car il faut reconnaître aussi que, si le pape a tenu des propos sans ambiguïté, allant jusqu’à dénoncer « la culture de l’abus » qui prévaut dans l’Église, l’on attend toujours les changements importants, radicaux, qui, en conséquence, devraient intervenir, quant au gouvernement de l’Église, aux nominations d’évêques, à la formation des prêtres, etc. Pour ce qui me concerne, je ne connais pas le Chili, mais les réactions affolées des prêtres de France qui, durant les confinements dus au coronavirus, se sont empressés de diffuser « leur messe » sur les réseaux sociaux pour conserver leurs ouailles prouvent suffisamment que les réflexes cléricaux ont encore de beaux jours.
Si l’Église ne se réforme pas en profondeur, elle perdra de plus en plus de fidèles et cela n’aura rien de surprenant. Qui veut encore du pouvoir des clercs ? Qu’attend-on pour entreprendre une réflexion d’envergure et les réformes nécessaires concernant ce qui entretient et favorise (les exemples chiliens de Karadima et Poblete le démontrent) les abus de pouvoir, autrement dit la confession et la direction spirituelle (mais aussi, chez les religieuses et religieux, le vœu d’obéissance, encore pratiqué, de nos jours, dans plus d’une communauté, de manière totalement aberrante) ? Heureusement, même parmi les évêques, on peut en trouver quelques-uns qui non seulement sont conscients de l’état déplorable dans lequel se trouve l’Église catholique mais perçoivent les réformes qu’il faudrait entreprendre, en particulier quant au rôle des laïcs (et quant à la place des femmes). Je ne peux mieux terminer cet article qu’en transcrivant les propos de Mgr Mark Coleridge, archevêque de Brisbane et nouveau président de la Conférence épiscopale d’Australie (cité dans La Bataille d’Osorno à la page 211) : « S’il y avait eu plus de laïcs impliqués dans la prise de décision dans le passé, nous n’aurions pas la catastrophe que nous avons aujourd’hui. Il ne sert à rien de nier qu’en général, le cléricalisme était au cœur du problème, et l’est toujours. Une partie du changement de culture que nous essayons de provoquer est de briser l’emprise de ce cléricalisme. Par conséquent, il est évident que les laïcs ont besoin d’assumer des responsabilités qui sont nouvelles dans l’Église catholique. »
Régine et Guy Ringwald, La Bataille d’Osorno, éditions Temps Présent / Golias, 290 pages.
Luc Schweitzer, ss.cc.