Un roman de Mario Vargas Llosa.
Réels ou imaginaires, Mario Vargas Llosa , écrivain péruvien naturalisé espagnol, prix Nobel de Littérature, n’aime rien tant, semble-t-il, que les personnages pétris d’idéalisme qui en viennent, au fil de leurs aventures, à se heurter à l’implacabilité du monde tel qu’il est. C’est le cas de Flora Tristan (1803-1844), militante socialiste et féministe, ainsi que de son célèbre petit-fils Paul Gauguin (1848-1903) dont Mario Vargas Llosa s’était plu à raconter les destinées dans un livre passionnant ayant pour titre Le Paradis – un peu plus loin (2003). Dans Le Rêve du Celte (2012), c’est un personnage moins connu que l’écrivain a déniché et dont il s’est plu à narrer les étonnantes et instructives aventures, le diplomate Roger Casement (1864-1916).
Or cet homme-là, ce Roger Casement, il valait vraiment la peine de l’extraire des limbes de l’histoire et d’en retracer la vie, même sous forme plus ou moins romancée, mais sur la base de faits rigoureusement authentiques. Dans ce genre de récit-là, Mario Vargas Llosa est un maÎtre qui sait parfaitement captiver son lecteur mais sans rien sacrifier de la complexité du personnage ni de son itinéraire.
Ce sont, grosso modo, trois étapes de la vie du diplomate auxquels s’est attaché le romancier. La dernière d’entre elles apparaît d’ailleurs dès l’ouverture du livre. Elle nous décrit Roger Casement en prison, recevant la visite de son avocat. On sait donc d’emblée que l’homme a été arrêté par les Anglais dans le sud de l’Irlande, qu’il est considéré comme un traître qui ne risque rien moins que la peine de mort.
Dès lors, c’est un peu comme on le fait volontiers au cinéma, sous forme de flashbacks, que le romancier déroule l’histoire étonnante de cet homme. Un idéaliste qui, lorsqu’il était enfant, raffolait des récits de son père rapportant ses aventures en Inde et en Afghanistan et que les odyssées des explorateurs de l’Afrique, Stanley et Livingstone, fascinaient au point qu’il ne rêvait que de partir sur leurs traces. Lui aussi, à son tour, voulait apporter la civilisation aux « sauvages » de l’Afrique.
Ce rêve, dès que cela lui fut possible, il le mit à exécution, en tant que diplomate envoyé au Congo-Kinshasa afin d’enquêter sur l’exploitation du caoutchouc dans des contrées reculées de cet immense pays. C’est alors que ses idéaux commencèrent à s’écrouler les uns après les autres. En Afrique, quand il fit la rencontre de Stanley, ce fut pour découvrir que si, d’un côté, l’homme ouvrait des routes au commerce et à l’évangélisation, de l’autre, il se comportait en personnage dénué de scrupules, semant pillage et mort partout où il passait. Mais ce qu’il découvrit ensuite fut bien plus accablant, l’exploitation du caoutchouc s’accompagnait de mille sévices et brutalités, les indigènes étant traités par les colons avec une cruauté sans bornes. « Si j’ai appris une chose au Congo, écrivait Roger Casement, c’est qu’il n’existe pas de pire animal sanguinaire que l’être humain ». La déconvenue est grande. « Comment se pouvait-il, ajoutait-il, que la colonisation soit devenue cet horrible pillage, cette inhumanité vertigineuse où des gens qui se disaient chrétiens torturaient, mutilaient, tuaient des êtres sans défense et les soumettaient à des cruautés aussi atroces, enfants et vieillards compris ? ». Il est à noter, d’ailleurs, que, paradoxalement, c’est alors qu’il était témoin des atrocités commises sur les Africains que Roger Casement redécouvrit la nécessité de la foi. Car, s’il est vrai que ceux qui massacraient les autochtones allaient à la messe et communiaient, il est vrai aussi que les seules personnes intègres dont il fit la connaissance au Congo furent quelques-uns des pasteurs baptistes ou des missionnaires catholiques qui y étaient présents.
Cela étant, Roger Casement n’était pas au bout de ses peines. Car, une fois son rapport sur le Congo rédigé et remis à qui de droit, quelque temps plus tard, c’est au nom de la couronne britannique qu’il fut envoyé, toujours pour mener une enquête sur l’exploitation du caoutchouc, mais, cette fois, au Putumayo, c’est-à-dire en Amazonie péruvienne. Cette expédition, dont la durée fut sensiblement plus brève que celle que celle menée au Congo, fut néanmoins plus éprouvante encore. Au Putumayo, même l’air était irrespirable, pestilentiel, empuanti par le caoutchouc. Quant aux conditions de vie des Indiens et aux traitements qui leur étaient réservés, ils dépassaient en férocité et en sadisme ceux dont il avait été témoin au Congo. Les indigènes y étaient sous-alimentés, traités comme des sous-hommes, certains étaient même marqués au fer comme les bestiaux.
C’est alors que Roger Casement se convainquit lui-même que les peuples opprimés devaient se libérer par les armes. Une fois rentré en Angleterre et ayant remis les conclusions accablantes de son enquête, il dut retourner plus tard au Pérou pour constater que, malgré les promesses faites par les exploitants, aucune amélioration des conditions de vie des Indiens n’était effective. Malgré tout, grâce au travail courageux entrepris par Roger Casement, les exploiteurs des indigènes du Putumayo se trouvèrent bientôt en grandes difficultés. Mais c’est un autre combat, son combat ultime, qui occupait déjà l’esprit de Roger Casement. Lui qui fut diplomate au nom de la couronne britannique et qui avait même accepté d’être anobli par George V, prit alors fait et cause pour la lutte pour l’indépendance de l’Irlande. Pour lui, le traitement infligé au peuple de ce pays ne valait guère mieux que celui qui prévalait au fin fond du Congo ou du Pérou.
Aux yeux des Anglais, il devint donc un traître, d’autant plus qu’il se persuada qu’il fallait s’associer à l’Allemagne, alors que venait de commencer la Première Guerre Mondiale, afin d’être rendu plus fort pour pouvoir libérer l’Irlande du joug anglais. Une position qu’il s’obstina à défendre alors même que le plus grand nombre des Irlandais ne la comprenait pas, voire y était carrément hostile. Il n’en démordit pas, néanmoins, jusqu’à son arrestation, quand il quitta l’Allemagne et fut arrêté dans le sud de l’Irlande.
Roger Casement, tel que décrit et raconté par Mario Vargas Llosa, est un personnage attachant, ambigu, complexe, pétri de contradictions, faible et fort à la fois. Mais ce sont précisément toutes ces ambivalences qui le rendent humain, très humain, et totalement captivant. Il faudrait préciser encore qu’il était homosexuel, ce qu'il ne pouvait ni confesser ni pratiquer ouvertement à cette époque-là, mais ce qui l’obligea surtout à se contenter d’aventures sexuelles sans lendemain, et sans jamais pouvoir aimer quelqu’un d’amour vrai. Et il faudrait aussi parler de sa foi chrétienne, que j’ai déjà évoqué un peu. Même si, enfant, il reçut une éducation anglicane, c’est du catholicisme dont il se sentait proche, et de plus en plus proche au fil du temps. Certes, son désir de catholicisme avait un rapport avec ses convictions de nationaliste irlandais, mais pas seulement. À la lecture du livre de Mario Vargas Llosa, la sincérité de sa foi semble attestée, tout en s’accompagnant de doutes. Il n’était pas capable, c’est vrai, « de croire en Dieu avec la foi inébranlable de sa mère, son père ou ses frères et sœur ». Mais il promut l’envoi de missionnaires franciscains en Amazonie, trouva un apaisement, alors qu’il était en prison, dans la lecture du seul livre qu’on l’autorisait à posséder (L’Imitation de Jésus-Christ) et, surtout, se confia abondamment d’abord à un dominicain, « un saint », le Père Crotty, puis au Père Carey, un des deux aumôniers de la prison. Mais déjà, alors qu’il séjournait au Putumayo et s’entretenait avec un certain Stanley Sealy, lui aussi témoin des atrocités commises contre les Indiens, Roger lui recommandait de parler à Dieu : « Raconte-lui ce que tu ressens, pourquoi tu pleures. Lui peut mieux t’aider que moi, en tout cas. Moi, je ne sais pas comment faire. Je me sens aussi désorienté que toi. ».
8,5/10
Luc Schweitzer, ss.cc.