Un livre de Stefan Zweig.
Romancier et nouvelliste extrêmement talentueux, auteur d’une autobiographie lucide de premier plan (Le Monde d’hier) qui ne fut publiée qu’en 1944, après son suicide, Stefan Zweig (1881-1942) écrivit aussi, remarquablement, tout au long de sa carrière, un grand nombre de biographies d’hommes et de femmes célèbres. Or la première d’entre elles, considérée comme un simple coup d’essai, fut longtemps tenue pour négligeable. Fort heureusement, en 2015, un éditeur français, Le Castor Astral, s’avisa de ce manque et décida de la publier. La lire dans sa traduction française s’avère d’autant plus approprié que le livre est consacré à l’un de nos meilleurs poètes, Paul Verlaine (1844-1896).
La publication de ce mince ouvrage paraît aujourd’hui totalement justifiée. Certes, comme l’indique fort justement Olivier Philipponnat dans sa préface, Zweig s’y montre encore trop dépendant de la philosophie déterministe d’Hippolyte Taine (1828-1893), ce qui le conduit, par exemple, à chercher des influences germaniques dans le style de Verlaine, sous prétexte que ce dernier est né à Metz d’un père ayant des ascendances lorraines. On retrouve d’ailleurs une appréciation du même ordre dans les écrits de Zweig sur Rimbaud.
On aurait tort, cependant, de trop se focaliser sur ce genre d’allégations, somme toute secondaires. Zweig n’en demeure pas moins intéressant dans son entreprise de déchiffrer l’homme Verlaine à la lumière de ce qu’on connaît de sa vie et, bien évidemment, de ce qu’on peut extraire de l’abondance de ses écrits. Cette approche, pour ce qui concerne l’auteur des Poèmes saturniens, apparaît d’ailleurs d’autant plus judicieuse que, comme l’indique Zweig, c’est l’ensemble de l’œuvre du poète qui se révèle, d’une certaine manière, autobiographique. Quand Verlaine s’exprime, c’est toujours, mais de manière plus ou moins flagrante, pour parler de lui-même.
Lui demander autre chose serait inutile. Ce n’est pas par égoïsme, ni par suffisance, ni par étroitesse d’esprit, c’est tout simplement parce que Verlaine ne sait pas parler d’autre chose. Cela étant, tout en ne parlant que de lui, il parvient, quand il est au sommet de son art, à dépasser le singulier pour embrasser, sans le chercher, sans le vouloir, sinon l’universel, en tout cas des expériences, des sensations, des sentiments que plus d’un lecteur n’éprouvera nulle peine à reconnaître comme sienne.
On reste néanmoins effaré quand on prend la peine, plutôt que de se contenter des recueils à juste titre les plus renommés, de lire l’œuvre poétique entière de Verlaine (ce que je fis moi-même il y a peu, en 2016). C’est presque ahurissant, en effet, de constater combien les poésies, que ce soit du point de vue purement littéraire ou de celui des thèmes abordés, peuvent être séparées en deux ensembles antinomiques. Autant, dans les premiers recueils (Poèmes saturniens, Fêtes galantes, La Bonne Chanson, Romances sans Paroles et Sagesse) figurent nombre d’œuvres poétiques qui sont parmi les plus belles et les plus touchantes de la littérature française, autant, dans les recueils suivants, sauf quelques exceptions, la plupart des poésies paraissent avoir été écrites par un rimailleur sans talent. Quant aux sujets qu’aborde Verlaine, si, comme je l’ai déjà écrit, ils constituent une sorte d’autobiographie versifiée, on n’en revient pas de remarquer leurs contradictions ou leurs oppositions. Comme l’affirme Stefan Zweig, « il a écrit les plus beaux poèmes religieux du catholicisme, mais aussi des œuvres obscènes et perverses qui constituent un sommet de la littérature pornographique ». Sans même parler des poèmes explicitement religieux, il y a comme un gouffre entre l’auteur de La Bonne Chanson qui, en 1869 et 1870, écrit des vers tout empreints de délicatesse à celle qu’il va bientôt épouser, Mathilde Mauté, et l’auteur des recueils intitulés Femmes et Hombres qui, en 1888 et 1891, se complaît dans des poésies d’arrière-cour toutes dégoulinantes non seulement d’obscénité mais de pornographie.
Comme Baudelaire qui oscille entre l’élévation et le spleen, il y a deux aspirations contraires chez Verlaine : l’une qui lui fait désirer retrouver la grâce de l’enfance, l’autre qui le pousse à se perdre dans l’ivrognerie et la débauche. Or, comme l’explique parfaitement Zweig, contrairement à Rimbaud, Verlaine est un faible qui, sans le secours d’autrui, ne peut résister à ses démons autodestructeurs. Dans sa vie, il y a des ruptures qui le conduisent au pire, en passant parfois, pour peu de temps, par le meilleur. La première se situe à l’âge de la puberté, une autre lorsque, dès l’époque où il écrit Fêtes galantes, il se met à boire, devenant assez rapidement un ivrogne invétéré, une autre, bien sûr, à l’époque où il fréquente Rimbaud : épisode au « début simple », à la « progression grandiose, turbulente » et à la « fin tragi-comique », écrit Zweig.
Alors qu’au départ, il avait tout ce qu’il fallait pour mener une vie tranquille de petit-bourgeois, Verlaine, faible et inconséquent comme il l’était, ne put pas ne pas tout détruire. Toute sa vie, il garda d'ailleurs comme une nostalgie de l’existence qui aurait pu être la sienne s’il était resté sagement aux côtés de sa mère, de sa femme et de son enfant plutôt que de partir à l’aventure avec Rimbaud, aventure qui, comme on le sait, s’est achevée désastreusement. En même temps, à quelque chose malheur est bon, ce fut au cours de sa peine de deux ans à la prison de Mons, en Belgique, que Verlaine, privé d’alcool, conçut ses poèmes « catholiques » les plus beaux, les plus bouleversants. La sincérité de sa conversion ne fait aucun doute. Il y eut même, dans son parcours, une sorte de nuit mystique à la manière de Pascal. Hélas, sorti de prison, Verlaine se mit en tête de vouloir convertir Rimbaud, ce qui, bien sûr, se solda, sans tarder, par un nouveau désastre.
Cependant, même dans sa déchéance finale, alors qu’il n’y avait plus chez lui une once de poésie digne de ce nom, l’homme, tout pathétique qu’il fut, gardait en lui la nostalgie d’une innocence perdue, piétinée. Si sa vie fut misérable, il n’en éleva pas moins, dans ses meilleurs moments, la poésie jusqu’à des sommets d’incomparable beauté. Il savait, lui, ce que trop de poètes « modernes » omettent et négligent, qu’il y a une parenté étroite et indissociable entre poésie et musique. « De la musique avant toute chose » : ainsi commence l’un de ses poèmes les plus célèbres, son Art poétique. Tout le meilleur de l’œuvre poétique de Verlaine est superbement musical et, même s’il se complut à écrire beaucoup de vers indignes de son art, il sut, tout autant que Baudelaire et Rimbaud, faire chanter la langue française.
8/10
Luc Schweitzer, ss.cc.