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LE GHETTO INTÉRIEUR

Un roman de Santiago H. Amigorena.

 

 

« Il y a vingt-cinq ans, j’ai commencé à écrire un livre pour combattre le silence qui m’étouffe depuis que je suis né », écrit Santiago H. Amigorena. Ce livre, il n’a cessé de l’augmenter, d’en composer plusieurs volumes, jusqu’à écrire Le Ghetto intérieur, l’ouvrage qui donne la clé de toute son œuvre, nous fait-il comprendre. « Combattre le silence », c’est le projet sans fin d’un homme qui, né en Argentine en 1962, s’est enfui avec ses parents lorsque ce pays fut régi par une dictature, pour venir en Europe et, en particulier, en France, pays dont il adopta la langue. Et c’est donc en français qu’il publia, en 2019, avec Le Ghetto intérieur, non pas sa propre histoire cette fois, mais celle de Vicente, son grand-père, un homme qui, précisément, n’eut pas la force de combattre le silence, mais au contraire s’y emmura.

Santiago H. Amigorena l’affirme, le reconnaît : en fuyant l’Argentine, en quittant son pays, sa langue maternelle et ses amis, il a trahi. Il n’a pas été là où il aurait dû être, nous confie-t-il. Mais cela ne l’a pas empêché de s’exprimer, d’écrire, de parler, alors que son grand-père, lui, confronté à un traumatisme intérieur, à une culpabilité dévorante, n’a pu que s’isoler dans le mutisme. Venu s’établir en Argentine dès 1928, Vicente Rosenberg laisse derrière lui, en Pologne, sa mère et son frère. Il s’empresse alors d’oublier le yiddish au profit de l’espagnol, se marie avec Rosita, elle aussi fille de juifs polonais venus s’établir en Argentine dès 1905, avec qui il a bientôt deux enfants, et gagne sa vie en travaillant dans un magasin de meubles ouvert pour lui par son beau-père.

Pour lui, Vicente, le fait d’être juif, polonais ou argentin, ne compte pas. Il ne se reconnaît dans aucune de ces identités et, s’il a quitté sa mère, c’est, entre autres choses, pour en finir avec ces classifications. Les années filent, il reçoit, de temps à autre, une lettre venant de Pologne, mais ne s’en soucie guère. La vie pourrait être belle et riante, mais les nouvelles venues d’Europe sont de plus en plus sombres, de plus en plus inquiétantes. Et quand, la guerre survenue, en Pologne, à Varsovie, la persécution des Juifs par les nazis se précise et s’amplifie, quand les Juifs sont enfermés dans le ghetto pour y être affamés, quand, bientôt, débutent les rafles et les convois vers les camps d’extermination, alors Vicente commence à être rongé de culpabilité et à se murer dans son ghetto intérieur.

Quand il s’était installé en Argentine, Vicente se disait que, s’il arrivait quelque chose de grave à sa famille restée en Europe, il pourrait la sauver en la faisant venir auprès de lui. Pourtant, quand le pire survient, il reste totalement impuissant, il ne peut rien faire. Lui qui avait quitté sa mère avec une sorte de soulagement, le voilà confronté à l’inimaginable, un inimaginable que, pourtant, il est contraint de se mettre à imaginer : sa mère dans le ghetto, puis sa mère envoyée dans un camp, subissant toutes sortes de sévices, sa mère gazée… Vicente a beau faire, il a beau essayer de ne plus rien savoir des horreurs perpétrées par les nazis, il est obligé de savoir, il est obligé d’imaginer et la culpabilité le ronge pour toujours. N’aurait-il pas pu, n’aurait-il pas dû, tout faire pour sauver les siens, jusqu’à entreprendre le voyage en Europe afin de les ramener avec lui en Argentine ? Il n’a pourtant rien fait et il n'a d’autre ressource, pense-t-il, que de s’enfermer à jamais dans le mutisme avec, pour seul dérivatif, les jeux d’argent où il perd, presque invariablement, tout ce qu’il possède.

Ce livre de Santiago H. Amigorena prend aux entrailles, mais aussi pose la question du silence et de la parole. Que faire quand on est confronté à l’innommable ? Se taire comme Vicente ? Parler comme Santiago H. Amigorena ? Oui, sans doute vaut-il mieux persister à s’exprimer envers et contre tout, compte tenu des limites inhérentes à toute parole. Ce thème est sous-jacent à tout le livre, entre autres quand l’auteur évoque les moments où il s’est agi de nommer l’horreur planifiée froidement par les nazis. Eux trouvèrent l’expression de « solution finale », mais, dans le « monde libre », on mit du temps à trouver un mot. On parlait, entre autres, d’ « hécatombe » ou d’ « apocalypse » ou d’ « holocauste », jusqu’à ce qu’on trouve « Shoah » qui semble le mot qui convient le mieux pour exprimer le caractère unique, inédit, de ce qu’organisèrent les nazis. En vérité, aucun mot, aucune phrase ne peuvent être satisfaisants. Le philosophe Adorno ne disait-il pas qu’écrire un poème après Auschwitz est « barbare » ? Pourtant, lui-même persista, en fin de compte, à écrire. Tout comme Santiago H. Amigorena qui, de livre en livre, se donne pour objectif de combattre le silence qui l’étouffe, dit-il, depuis qu’il est né. 

8,5/10

 

                                                                                                   Luc Schweitzer, ss.cc.

 

 

Tag(s) : #Livres, #Romans
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