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AIMER CHARLES BAUDELAIRE

À l’âge de seize ou dix-sept ans, déjà avide de lire les écrivains, déjà curieux de tout connaître, animé par une faim insatiable de littérature (dans le sens noble du terme), je subis l’un des grands chocs de ma vie de lecteur, quand vint le temps de lire Baudelaire. Bien sûr, ce dernier figurait au programme des cours de français de la classe de Première. Nous eûmes donc droit aux poèmes des Fleurs du Mal soigneusement sélectionnés par Messieurs Lagarde et Michard. Cette approche, encore très innocente, car on ne proposait aux adolescents que ce qui ne contrevenait pas trop à la morale, d’autant plus que ma scolarité se déroulait dans un établissement catholique, ce choix de quelques poèmes donc, parmi lesquels d’étonnantes merveilles comme L’Albatros et L’Invitation au Voyage, suffit à me mettre en appétit comme jamais. Avant cela, d’autres poètes m’avaient séduit, certes, Ronsard, Villon, Nerval, Hugo et d’autres encore, mais la voix, mais le ton, mais la musique des vers de Baudelaire me parurent aussitôt incomparables. Sans compter les sujets abordés par ce dernier, ainsi que sa façon de les traiter. Or, j’avais en ma possession un exemplaire des Fleurs du Mal, puisque je collectionnais déjà, en ce temps-là, de nombreux ouvrages d’auteurs classiques. Ce recueil, celui qui avait été édité par Le Livre de Poche, je ne l’avais feuilleté que distraitement jusque là. Mais le temps était venu de le lire, que dis-je ?, de le goûter, de le savourer, comme un nectar ou comme « l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens » énumérés dans Correspondances. Ce fut quelque chose d’inédit, je trouvais là, aussitôt et pour toujours, le poète qui, désormais, me serait le plus familier, celui qui ne me quitterait plus, que j’emporterais partout, que je lirais et relirais et que je chanterais. Plus tard, quand je lus Verlaine, Rimbaud, Apollinaire, Aragon, René-Guy Cadou et d’autres poètes, j’expérimentais d’autres chocs littéraires, mais peut-être rien d’aussi fort que ce que j’éprouvais avec Baudelaire.

Quand j’eus vingt-trois ou vingt-quatre ans, travaillé intérieurement par l’appel à un engagement dans la vie religieuse, je fis, au mois de juillet, une randonnée dans les Cévennes avec d’autres jeunes gens, certains d’entre eux déjà engagés dans un processus de formation à la vie religieuse. Dans mon sac à dos, terrible sac à dos dont il fallut supporter le poids sous un soleil de plomb, j’avais emporté deux livres : une Bible de poche (ouf !) et Les Fleurs du Mal. Curieuse cohabitation, n’est-ce pas ? En vérité, pas si curieuse que ça, mais certainement étrange pour quiconque ne conserve que de vagues préjugés ou des idées toutes faites concernant ce poète considéré comme sulfureux. Cela ne manqua pas, en effet : l’un ou l’autre de mes compagnons de marche furent bien étonnés lorsqu’ils constatèrent que j’aimais autant sortir mon Baudelaire que ma Bible pendant les temps de repos ! Quel effarement !

Bien évidemment, aux yeux des bien-pensants ou de ceux qui ne le connaissent que de manière superficielle, la réputation de Baudelaire reste exécrable. Les six poèmes condamnés et censurés par la Justice en 1857 « pour outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs » continuent même peut-être de déranger aujourd’hui. Je me souviens d’un exemplaire des Fleurs du Mal, paru dans les années 70 ou 80 sous l’égide de l’académie Goncourt (s’il vous plaît), édition expurgée des fameuses six pièces en question (ce qui avait mis en rage Léo Ferré !). Mais aujourd’hui, si Baudelaire dérange, c’est peut-être pour d’autres raisons, ou c’est peut-être parce que l’homme était trop paradoxal. Tout n’est que paradoxe chez lui, en effet. Et, à une époque (la nôtre) elle-même cultivant le paradoxe,  terriblement moralisatrice tout en étant très libérale, à une époque où l’on ne supporte plus que ce qui est exemplaire, y compris quand on a affaire aux artistes (prière de ne pas séparer l'homme de l'artiste, qu'on se le dise!), Baudelaire ne peut être que gênant. On ne sait pas comment le prendre, il échappe à nos catégories toutes faites et nous déstabilise, nous qui aimons tant coller des étiquettes. Baudelaire est moderne et anti-moderne à la fois. Il est écartelé entre spleen et idéal. Il exalte le bonheur d’aimer les femmes tout en écrivant des textes furieusement misogynes. Il est partisan de la peine de mort (sous un angle sacrificiel) tout en s’identifiant volontiers aux pauvres gens. Il s’enthousiasme pour la Révolution de 1848 mais ne veut pas de démocratie. Ses vers restent classiques mais sonnent comme jamais vers classiques n’ont sonné. Il se comporte comme un dandy tout en s’identifiant, par exemple, à un chiffonnier. Il est catholique aussi, mais un catholique épris de l’Ancien Testament plus que du Nouveau et pas très féru de rédemption. Néanmoins, il est hanté par le péché. Antoine Compagnon, dans son livre Un été avec Baudelaire, rend bien compte des nombreux paradoxes de l’homme et du poète, un homme pas très aimable, un poète qu'on peut pourtant aimer démesurément.

Charles Baudelaire est né le 9 avril 1821 et il est mort le 31 août 1867. Nous commémorons donc le bicentenaire de sa naissance. Personne n’aura l’idée de le prendre pour modèle, il échappe trop (et c’est tant mieux !) à toutes les catégories. Mais, pour beaucoup, dont je fais partie, bien entendu, il reste le poète français par excellence, celui qui nous est le plus cher, peut-être précisément, entre autres choses, parce qu’il n'est jamais tout à fait à sa place dans les cadres préétablis. Mais c’est un frère en humanité, plein de contradictions, comme nous le sommes tous plus ou moins, et nous pouvons sans peine nous reconnaître en lui. Christian Bobin s'était totalement fourvoyé, dans un livre d'interview, en affirmant, avec beaucoup de légèreté que la poésie de Baudelaire n'a jamais rien apporté à personne!

 

                                                                                     Luc Schweitzer, ss.cc.

Tag(s) : #Ecrivain, #Poésies, #Billet d'humeur
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