Un roman de Olga Tokarczuk.
Il est étonnant, déroutant, ce roman d’Olga Tokarczuk, femme de lettres polonaise ayant reçu le prix Nobel de littérature en 2018, si déconcertant qu’on ne sait pas très bien comment le caractériser. Paru en 1996 en Pologne et en 1998 dans sa traduction française, il est tout à la fois chronique, conte et fable et plus encore. Pour l’apprécier à sa juste valeur, il convient, me semble-t-il, de mettre à distance ses repères habituels de lecteur ou de lectrice, afin de se laisser surprendre et habiter, en quelque sorte, par la perception du monde telle que la propose la romancière dans ce récit.
J’écris « le monde », alors qu’il n’est question, dans ce livre, apparemment, que d’une communauté villageoise. Mais, en vérité, les ambitions assumées du récit dépassent les frontières d’un village pour appréhender le monde entier (ou les mondes). Sur ce point, le titre est sans ambiguïté : il ne s’agit rien moins que de rendre compte non seulement d’une petite communauté humaine, mais des anges, de Dieu lui-même et, plus que tout, du temps qui les enferme tous dans sa prison. Car ce ne sont ni Dieu, ni les anges ni les hommes qui régissent le monde tel qu’il est observé dans ce livre, mais le temps. Tout ici est fonction du temps, toutes les réalités, y compris Dieu lui-même, en sont les prisonnières. Avant de se récrier, ce que plus d’un pourrait être tenté de faire, réfléchissons-y. Si, pour les croyants, Dieu est éternel, cependant, du strict point de vue de la connaissance humaine, Dieu ne se manifeste que dans le temps qui régit l’histoire humaine. De ce point de vue-là donc, c’est-à-dire au regard de la perception qu’en ont les hommes, on peut dire que, tout comme eux, Dieu est prisonnier du temps. « Il est étrange, écrit la romancière, que Dieu, tout intemporel qu’Il soit, se manifeste dans le flux du temps. » Or, c’est précisément parce qu’Il le fait qu’on peut le connaître, qu’on peut en dire quelque chose.
C’est donc le temps qui est le maître-mot de ce roman, c’est lui qui gouverne tout. Tous les chapitres, d’ailleurs, se réfèrent à lui dans leurs titres. Et, dans l’un d’eux, le seul qui soit consacré au temps d’une chienne nommée Lalka, une chienne pour qui, comme pour tous les autres animaux, seul le présent existe, la romancière explicite ce qui distingue les humains de toutes les autres créatures vivantes : « L’homme attelle le temps au char de sa souffrance. Il souffre à cause du passé et il projette sa souffrance dans l’avenir. De cette manière, il crée le désespoir. »
Tous les personnages du roman, les nombreux personnages, apparaissent donc englués dans ce processus qui les conduit de la naissance à la mort, la seule issue pour y échapper momentanément étant le sommeil et, en particulier, le rêve. On a donc affaire, il faut le dire, à un récit fortement imprégné de pessimisme. Néanmoins, du fait que la romancière a fait le choix de lui donner des allures de conte ou de fable, on n’a jamais, ou quasiment jamais, l’impression de devoir lire un texte étouffant ou pesant. Car, tout en préservant un cadre historique, tout en se référant à des événements réels, le récit bifurque volontiers du côté d’un semblant de fantasmagorie.
On peut parfaitement en situer l’action dans l’espace et dans le temps : à Antan, village de Pologne, et dans ses alentours, entre 1910 et 1980. Une période marquée par deux guerres mondiales, dans un pays convoité par ses voisins et, en fin de compte, soumis au régime communiste. C’est dans ce cadre qu’évoluent deux familles, autour desquelles gravitent d’autres personnages, plus ou moins importants : la famille Céleste et la famille Divin (le choix de ces noms n’étant évidemment pas anodin) ! Tous sont ballottés par les aléas des événements plus ou moins tragiques qui se succèdent. Même si chacun est accompagné par un ange (ceux-ci, les anges, ayant aussi leur rôle à jouer dans ce roman, mais un rôle, en fin de compte, modeste), les épreuves ne manquent pas. Il y a pourtant une Vierge que les gens vénèrent, la Vierge de Jeszkotle : elle donne de la force à tous, mais seuls certains en bénéficient, les autres étant incapables de retenir les grâces. Malgré tout, c’est la souffrance qui domine et, bien sûr, surgit volontiers le doute au sujet de Dieu : « Le monde est méchant, dit Ruth, l’un des personnages. (…) Qu’est-ce que c’est que ce Dieu qui a créé un monde comme celui-là ? » Quant au châtelain Popielski, l’un des personnages les plus surprenants du conte, il se perd en conjectures en voyant sa maison ravagée par les cosaques : « D’où vient le mal qui envahit le monde ? Pourquoi Dieu permet-Il au mal de se manifester alors que Lui-même est bon ? ». Le pauvre en reste si chamboulé que, ayant reçu d’un rabbin le cadeau d’un Jeu, il s’y perd au point d’oublier le monde réel. Comme une préfiguration des jeux vidéo d’aujourd’hui qui se substituent, pour certains passionnés, à toute autre réalité. Popielski, lui aussi, ne vit plus que dans un monde virtuel, ou plutôt dans huit mondes, car le Jeu en forme de labyrinthe qui lui a été offert se compose ainsi, chacun des huit mondes se référant d’ailleurs à des épisodes bibliques détournés de leur signification initiale. Un Jeu qui, en fin de compte, se présente comme une supposée allégorie du monde réel, les hommes n’y étant que les prisonniers du temps, tandis que Dieu, même Lui, en est affecté : Il vieillit. « Dieu, écrit la romancière, a voulu être parfait mais il s’est arrêté en chemin. »
Je l’ai écrit d’emblée, ce roman est déroutant. Mais, tout déconcertant qu’il soit, il n’en reste pas moins fascinant dans sa singularité elle-même et, surtout, il pose, il nous pose des questions des plus pertinentes. Peu importe les réponses. Il n’y en a d’ailleurs pas, à proprement parler. Les questions sont légitimes et bienvenues. 8,5/10
Luc Schweitzer, ss.cc.