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DANS L’OMBRE, LA MÈRE

Un roman de Grazia Deledda.

 

 

Il est regrettable que la romancière sarde Grazia Deledda (1871-1936), prix Nobel de Littérature en 1926, soit plus ou moins tombée dans l’oubli. Espérons que la réédition de plusieurs de ses romans par les éditions Cambourakis suscite suffisamment de curiosité de la part des amoureux des livres pour la faire (re)découvrir.

À en juger par ce que j’ai moi-même lu jusqu’à présent, Elias Portolu (1903) et Dans l’ombre, la mère (1920), je puis déjà affirmer que cette écrivaine méritait amplement de recevoir son prix Nobel. Ses talents de romancière sautent aux yeux au point qu’en la lisant, même si l’on n’a jamais mis les pieds en Sardaigne, on n’a pas de peine à percevoir, sinon même à ressentir, les caractéristiques et l’atmosphère de cette île.

En Sardaigne, à l’époque où écrit Grazia Deledda, il n’est guère possible de mettre entre parenthèses l’omniprésence de l’Eglise catholique. Partout, évidemment, y compris dans les villages les plus minuscules, il se trouve un prêtre qui se charge ou qui doit se charger de maintenir le troupeau sous bonne garde. En vérité, cela ne se passe pas toujours aussi simplement, plus d’un prêtre se montrant défaillant, d’une manière ou d’autre, au cours de son ministère.

C’est précisément ce sujet qui est abordé dans le court roman ayant pour titre français Dans l’ombre, la mère. Car si, après Émile Zola (La Faute de l’Abbé Mouret en 1875) et le romancier portugais Eça de Queiroz (Le Crime du Père Amaro également en 1875), Grazia Deledda dépeint, à son tour, l’histoire et les tourments d’un prêtre amoureux d’une femme, elle le fait, de manière singulière, en accordant une place de premier plan à la mère de celui-ci.

Paulo, le prêtre en question, n’a que vingt-huit ans, lorsqu’il est nommé curé du village de Aar. Ou, en tout cas, c’est son âge durant les deux nuits et un jour qui suffisent à la romancière pour décrire les joies, mais surtout les peurs, les tourments, les dilemmes des trois personnages qui sont au premier plan de l’œuvre : Paulo, sa mère Maria-Maddalena et Agnese, la femme dont est épris le prêtre. On pourrait, éventuellement, rajouter à ces trois-là le jeune Antioco, acolyte du curé et désireux, lui-même, de devenir prêtre.

Le roman est court, je l’ai dit, et cependant jamais la romancière ne peut être prise en défaut de simplifier, encore moins de caricaturer, ses personnages. Au contraire, elle parvient, avec une étonnante économie de moyens, à préserver et à rendre compte de la complexité de chacun d’eux et de leurs tiraillements intérieurs et, tout cela, sans se priver de mettre en évidence les traditions et les superstitions qui ont cours dans le peuple d’un village sarde du début du XXème siècle.

Tout le roman s’articule autour d’une visite que fait Paulo, une nuit, à Agnese, la femme dont il est épris, tout en étant épié par sa mère. Le prêtre de retour, Maria-Maddalena réussit à lui faire promettre de ne jamais retourner chez la femme en question. Promesse que, la nuit suivante, il trouve le moyen de ne pas tenir, néanmoins sans se cacher de sa mère. Mais avec, en fin de compte, une peur supplémentaire, car Agnese menace de venir à la messe que dira le prêtre le lendemain et de tout avouer publiquement.

Mais, comme je l’ai dit, aucun des personnages n’est fait tout d’un bloc et c’est ce qui constitue l’un des points forts du livre. On peut se poser des questions sur la vocation réelle de Paulo et se demander si ce n’est pas plutôt sa mère qui a eu la vocation pour lui, comme pour réparer ses propres défaillances de jeunesse. Lorsqu’il était séminariste, avant son ordination, le jeune homme avait déjà fréquenté une femme, apprend-on au cours du récit.  Quant à sa relation avec Agnese, même si elle s’accompagne de tourments, il ne l’appréhende pas tant sous l’angle du péché que sous celui d’un éventuel scandale : « Il s’avoua que la peur des conséquences d’un scandale l’épouvantait plus que la crainte et l’amour de Dieu, plus que son désir d’élévation et sa répugnance pour le péché. » Il faut ajouter que, même si l’on peut douter de l’effectivité de la vocation de Paulo, sa réputation de prêtre, dans le village, semble bonne. Après qu’il ait soulagé une fillette que sa mère croyait possédée, puis qu’il ait conféré l’extrême-onction à un mourant, un des villageois le désigne en disant : « Cet homme est vraiment un homme de Dieu ! »

Il ne manque pas d’ambiguïté, néanmoins, dans les relations de Paulo, autant avec sa mère qu’avec Agnese. Maria-Maddalena, quant à elle, si elle est soucieuse de « sauver l’âme de son fils » tout comme celle d’Agnese, d’ailleurs, elle n’en est pas moins, elle aussi, habitée de doutes et de questionnements. « Mais pourquoi les prêtres ne peuvent-ils pas se marier ? », se demande-t-elle très justement. Et encore : « Pourquoi, Seigneur, pourquoi Paulo ne pouvait-il pas aimer une femme ? » Cette exigence aberrante imposée par l’Eglise depuis le Xème siècle, elle a bien raison de la trouver problématique !

Quant à Agnese, comme je l’ai déjà laissé entendre, elle ne peut se résoudre à poursuivre une relation secrète, cachée autant que faire se peut, avec le prêtre. Et, bien sûr, on comprend son point de vue. Mettra-t-elle, cependant, à exécution sa menace de tout dévoiler au grand jour, au cours d’une messe que doit dire le prêtre ? Tel est le suspense qui plane à la fin du roman. Un roman qui, même s’il est tout imprégné par sa géographie et sa temporalité, n’en garde pas moins, à mon avis, son pouvoir d’interpellation, l’Eglise persistant toujours, absurdement, incompréhensiblement, à exiger des prêtres qu’ils restent célibataires, tout en n’ignorant pas qu’une partie non négligeable d’entre eux ne sont pas fidèles à cette exigence. Ce qui n’a rien de surprenant.

8,5/10

 

 

                                                                                                   Luc Schweitzer, ss.cc.

 

 

Tag(s) : #Livres, #Romans, #Eglise
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