un livre de YANNICK HAENEL
Il est difficile, pour qui s’intéresse un tant soit peu à l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, de ne pas s’interroger, un jour ou l’autre, au sujet de la passivité des Alliés concernant l’extermination des Juifs d’Europe par les nazis. Ils savaient et pourtant n’ont rien fait ! N’y avait-il aucune action d’envergure à entreprendre ? Ne pouvait-on pas, par exemple, bombarder les voies de chemin de fer qui conduisaient aux divers camps de la mort ? Eh bien, non, rien de cet ordre n’a été entrepris ! Pourquoi ?
Cette question est au cœur du livre saisissant de Yannick Haenel. Non seulement cette question, mais aussi celle de l’impossibilité de se faire entendre en tant que témoin des atrocités commises par les nazis. Car Jan Karski (1914-2000) est un personnage bien réel. On peut le voir à la fin de « Shoah », le film-fleuve de Claude Lanzmann. Précisément, Yannick Haenel commence son livre en retraçant ce moment du film. Jan Karski récite devant la caméra le message qui le hante depuis plus de trente-cinq ans et que personne n’a voulu entendre.
Issu d’une famille catholique de Lòdz et membre de la Résistance polonaise, Jan Karski entre clandestinement dans le ghetto de Varsovie, à la fin de l’été 1942. Des leaders juifs le supplient alors de témoigner de ce qu’il a vu afin, disent-ils, « d’ébranler la conscience du monde ». Mais y a-t-il seulement une conscience du monde ? Passé dans le monde qu’on appelle libre, Jan Karski délivrera fidèlement son message à toutes sortes d’auditoires, en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis (y compris au président Roosevelt), mais en vain. Pourquoi ce refus ou cette impossibilité d’entendre un tel message ?
La dernière partie du livre de Yannick Haenel, la seule qui soit romanesque, prête à Jan Karski des propos dont on ne peut savoir, évidemment, s’ils sont le reflet exact de la pensée de ce dernier. Le procédé peut sembler audacieux, mais il se justifie dans la mesure où il essaie d’être le relais des ruminations et des obsessions d’un homme qui, sans doute, a été hanté toute sa vie par un message qu’il a voulu vainement transmettre. On a droit alors à un véritable réquisitoire, les Alliés étant accusés d’être, eux aussi, responsables de l’extermination des Juifs d’Europe. Certains jugeront peut-être ces propos excessifs. Des historiens leur opposeront peut-être un démenti. Je ne sais pas. Mais ce que je sais, c’est que, par la force de la littérature, ce texte est capable d’ébranler, non pas la conscience du monde, mais celle du lecteur. Et ce n’est certes pas inutile.
Luc Schweitzer.