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PICASSO, LE MINOTAURE

Un livre de Sophie Chauveau.

 

 

Sur la question très contemporaine du bien-fondé ou non de la séparation entre homme et artiste, il faut lire, je crois, ce livre de Sophie Chauveau sur le monstre génial que fut Picasso. Comment démêler l’un de l’autre, mettre d’un côté le monstre et de l’autre l’artiste génial ? Les débats sans fin au sujet des artistes et, en particulier, de ceux qui eurent des comportements abominables ou apportèrent leur soutien à des idéologies détestables paraissent sans issue. L’exemple de Picasso reste l’un des plus étourdissants de toute l’histoire de l’art. Dès le préambule à son ouvrage, Sophie Chauveau exprime sa découverte de Picasso en termes d’admiration et en termes d’exécration, les deux. Et comment faire autrement ? En 1966, à l’âge de treize ans, lorsqu’elle découvre son œuvre, instantanément, écrit-elle, elle l’aime. Mais, peu après, ajoute-t-elle, elle le prend en haine, « pour le rôle qu’il a joué auprès des siens », particulièrement des femmes, de ses femmes. Et, cependant, précise-t-elle ensuite, tout son art la touche : « le XXe puis le XXIe siècle ne seraient pas ce qu’ils furent ni ce qu’ils seront sans la puissance de cet homme-là. » Pour tout résumer en une phrase : « Je ne jette rien de l’artiste et presque tout de l’homme. »

Néanmoins, la lecture de cette biographie, fort bien écrite, fort bien documentée, je n’en doute pas, prouve que ce n’est pas si simple. Car la monstruosité de l’homme ne cesse de rejaillir sur les œuvres exécutées par l’artiste. Les fameux portraits démantibulés, ravagés, torturés de Dora Maar, celle qui fut la muse la plus célèbre de Picasso, en sont l’illustration parfaite. Les tourments incessants qu’il infligeait à cette femme, il en faisait le sujet même de sa peinture. Et pourtant, on admire ces œuvres, tout en sachant qu’elles sont la captation des douleurs infligés au modèle par le peintre en personne.

Pour de bonnes raisons, Sophie Chauveau dresse de Picasso un portrait dénué de complaisance. Certes, de-ci de-là, notre homme fit preuve de grands élans de générosité, mais, ce qui, manifestement, domina chez lui, ce fut un incommensurable orgueil. Il eut droit, au cours de sa vie, à de grandes amitiés, celles d’Apollinaire, de Max Jacob, d’Eluard, de Michel Leiris, de Jean Cocteau et de bien d’autres encore, tout en faisant preuve, à l’occasion, d’effarantes ingratitudes. Ce fut le cas, en particulier, quand, en 1944, Max Jacob fut arrêté et conduit à Drancy où il trouva la mort. Picasso ne leva pas le petit doigt pour venir au secours de celui qui fut son ami le plus dévoué, celui qui, pourtant, l’avait sauvé, lui, Picasso, lorsque, en 1901, il avait connu sa seule période de vraie misère.

Mais le plus consternant, le plus insupportable, c’est ce qu’il fit de ses femmes, de toutes celles qui eurent le malheur de tomber entre ses griffes. Il les traita, les unes après l’autres, comme des proies dont il pouvait faire ce qu’il voulait. Bien sûr, il savait s’y prendre, à la fois pour les amadouer, les séduire, puis, après les avoir torturées, les garder sous sa coupe. Car, excepté Françoise Gilot qui, non sans mal, réussit à s’éloigner de lui pour vivre sa vie, toutes les autres furent, en quelque sorte, enchaînées à lui. Il ne supportait pas qu’une de ses femmes pût se défaire de lui, alors même qu’il ne privait pas de se choisir de nouvelles victimes. Il fut le Minotaure qui dévorait ses proies, il fut l’ogre des contes, il fut Barbe-Bleue (celui de l’opéra de Bartok) qui enfermait, l’une après l’autre, ses épouses dans l’une des chambres de son château. Picasso célébra les femmes sur une infinité de tableaux, alors même qu’il les anéantissait dans la vie réelle : « Espagnol pervers mais célébrité à la mode, écrit Sophie Chauveau (P. 364 de l’édition Folio), les femmes ne sont qu’esclaves à son service, elles n’ont droit ni au désir ni aux sentiments. »

Hypocondriaque, terrorisé par la fatalité de la mort, communiste par opportunisme plus que par véritable conviction, injuste et cruel envers ses proches, ses femmes mais aussi, entre autres, ses propres enfants, totalement imbu de lui-même, tel se décline le monstre inouï que fut Picasso. Et pourtant, et pourtant… Même si, de son vivant, son œuvre fut incomprise du grand public, voire raillé par lui, comment ne pas être subjugué, comment ne pas être ébloui par tant d’inventivité, de savoir-faire, de génie ? « Il a fait entrer l’infini en peinture, écrit Sophie Chauveau dans son épilogue. Il possédait ce talent unique au monde, la maîtrise totale de n’importe quel langage, tant en peinture, en sculpture que dans tous les artisanats par lui approchés et par lui aussi profondément modifiés, renouvelés. Une ingéniosité, une habileté, une imagination et une fantaisie incomparables en ce siècle, il a su regarder le soleil en face et nous condamner à l’ombre. Ses ténèbres étaient si profondes qu’il n’entendait pas y descendre seul. Aussi nous lègue-t-il encore ses cauchemars, les mêmes que ceux de l’humaine condition, mais poussés à leur acmé. » 

9/10

 

                                                                                     Luc Schweitzer, ss.cc.

Tag(s) : #Livres, #Biographies, #Peinture
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