Un film de Marc Dugain.
« Contrairement à l’écrasante majorité des hommes de son temps – et des générations suivantes -, [Balzac] a vu les femmes telles qu’elles vivaient. Il a vu que la moitié de la population étouffait. Et il en a fait un sujet de littérature, donc un sujet noble, peu importent leur âge, leur milieu social, leur origine géographique. C’est ce qui explique que contrairement à d’autres auteurs masculins, Balzac n’est pas douloureux à lire pour une femme du XXIème siècle. Il est l’un des rares à avoir réussi à s’échapper du regard masculin pour faire exister de véritables personnages féminins, ce qui à l’époque lui valut d’être taxé d’immoralité. » Ces quelques phrases, extraites du livre Honoré et moi de Titiou Lecoq, livre que je chroniquais récemment sur ce blog, soulignent avec à-propos la « modernité » de l’auteur de la Comédie Humaine pour ce qui concerne les femmes. Et c’est vrai que, comparé à d’autres écrivains de son temps, Balzac paraît bien plus audacieux. Lui qui, sur le plan politique, devint de plus en plus légitimiste et conservateur au fil du temps, n’en prôna pas moins sinon une émancipation des femmes, en tout cas un bien plus grand respect de leurs volontés que celui qu’on leur accordait en ce temps-là. Les mariages arrangés, les unions sans amour lui faisaient horreur, tout comme ce qu’on appelle aujourd’hui le viol conjugal, pour ne prendre que ces exemples.
En accentuant encore davantage ces inclinations balzaciennes jusqu’à prendre quelques libertés avec le roman (en en changeant, par exemple, le dénouement), ce n’est donc nullement à une trahison du romancier que s’est livré Marc Dugain dans son adaptation d’Eugénie Grandet. Au contraire, il a fait ressortir un des aspects les plus intéressants du roman, tout en faisant de son héroïne une femme dont les choix de vie rejaillissent jusqu’à nous, en ce début de XXIème siècle, pour nous interpeller à bon escient.
Marc Dugain a d’ailleurs conservé, sans déformation aucune, les caractères des personnages, en particulier de Félix Grandet (incarné par Olivier Gourmet avec son formidable talent) et de sa fille Eugénie (que Joséphine Japy joue avec énormément de finesse). Tous deux se caractérisent à merveille dès les deux premières scènes : d’abord avec Eugénie qui demande au prêtre qui l’entend en confession si c’est péché que de rêver un grand amour ; ensuite avec son père Félix occupé à vendre au meilleur prix un terrain et une chapelle qu’il a acquis pour une bouchée de pain.
Tout le film ne fera, en somme, que développer les caractéristiques que l’on entrevoit dès ce moment. D’un côté, une jeune femme qui entend bien ne pas céder aux convenances en se pliant à un mariage de raison ou d’arrangement, coutumier à cette époque, qui plus est dans une petite bourgade de province des bords de Loire. De l’autre, un homme qui ne songe qu’à accumuler des richesses tout en en dépensant le moins possible, ce qui a, entre autres, pour conséquence qu’il fait vivre ses proches (sa femme – jouée par Valérie Bonneton – et sa fille) dans la pauvreté alors qu’il possède une fortune, lui qui, pourtant, se présente volontiers comme un humble tonnelier.
Sa fille Eugénie, elle, tombe amoureuse de son cousin, mais un cousin ruiné, que Félix se dépêche d’expédier, le plus rapidement possible, afin d’en faire un des négriers qui sévissaient en ce temps-là. Il est impressionnant de voir avec quelle hargne son avare de père maintient Eugénie sous sa dépendance, la punissant pour avoir donné des pièces d’or à son cousin et jurant ses grands dieux qu’il ne dépensera pas un liard pour sa dot. Son émancipation, la jeune femme ne l’acquerra qu’au prix de la mort du père, mais non sans lui avoir dit ses quatre vérités quelque temps auparavant. On notera d’ailleurs, qu’à cette occasion, elle exprime également son rejet de l’Eglise : elle qui se distinguait par sa piété ne veut plus fréquenter des prêtres qui contribuent, par leurs enseignements, à rendre les femmes non seulement dociles mais soumises.
Doté d’une superbe photographie, tourné en Anjou, le film baigne assez souvent dans une grisaille qui correspond bien à la vie austère imposée aux siens par Félix Grandet. On n’en est pas moins frappé par la beauté d’un grand nombre de plans : scènes d’intérieur qui font penser aux tableaux du peintre danois Hammershoi, gros plans sur le visage d’Eugénie, impressionnant mouvement de caméra dans une peupleraie, etc. Toutes ces qualités, jointes à une direction d’acteurs du meilleur aloi, font de ce film une indéniable réussite.
8/10
Luc Schweitzer, ss.cc.
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EUGÉNIE GRANDET Bande Annonce (2021) Olivier Gourmet, Valérie Bonneton
EUGÉNIE GRANDET Bande Annonce (2021) Valérie Bonneton, Olivier Gourmet© 2021 - AD VITAM