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D’UN PHILOSOPHE HERMÉTIQUE AUX ARTS

La lecture de deux ouvrages du philosophe Marcel Conche, décédé le 27 février dernier à l’âge de 99 ans, suscite en mon esprit un grand nombre de réflexions. Je m’en réjouis car c’est bien une fonction de la philosophie que de questionner ce que nous croyons. N’étant pas moi-même suffisamment maître des concepts et des subtilités des philosophes, je me garderais cependant d’aborder des sujets que je risquerais de traiter avec beaucoup trop de légèreté, au regard de celles et de ceux qui sont à l’aise, bien plus que moi, dans cette discipline. Je n’en suis pas moins impressionné par le systématisme avec lequel Marcel Conche s’est employé à éliminer de sa pensée, ou plutôt de son système philosophique, toute trace, même très ténue, se rapportant aux religions et, en particulier, à tout ce qui relève du judéo-christianisme. Le fondement de tout, l’unique référence ou, en tout cas, celle sur laquelle il s’appuyait pour chacun de ses raisonnements, provenait de la philosophie de l’antiquité grecque. Mais dans le judéo-christianisme, pour lui, tout était suspect, tout était illusion et il se faisait fort de se débarrasser totalement de toute influence de cet ordre. D’où un système philosophique dénué du concept même du divin. Il y aurait beaucoup à dire sur ces questions, mais, n’étant pas moi-même suffisamment philosophe, je préfère en laisser le soin à d’autres.

Mais les réflexions de Marcel Conche surprennent à bien égards, et pas seulement sur la question de Dieu ou sur celle des religions. Le sentiment que j’ai éprouvé, à la lecture d’Epicure en Corrèze puis de Vivre et Philosopher, ouvrage dans lequel l’auteur s’employait à répondre à une trentaine de questions, c’est qu’avec Marcel Conche, on a eu affaire à un homme tellement obnubilé par son système philosophique et par sa pensée en mouvement, tellement enfermé dans ce qu’il considérait comme étant seul important pour lui, qu’il n’était plus capable de percevoir la grandeur ou la beauté d’autre chose, de ce qui ne ressortait pas de la seule philosophie. Ainsi, voici ce qu’il écrivait à la page 29 de Vivre et Philosopher : « Je n’aime pas les bonheurs que me donnent la musique, la chanson, le cinéma, les romans, car j’y suis trop passif : ce n’est pas moi le créateur, je ne suis que celui qui reçoit. » Une telle phrase démontre surtout la méconnaissance de Marcel Conche ou son peu de goût pour les arts qu’il énumérait (curieusement, il ne citait pas la peinture, qui est pourtant, de tous les arts, celui qui pourrait susciter le plus de passivité de la part du public). Il parlait du « bonheur » que lui procuraient ces arts et, cependant, il semblait rester hermétique à ce qui en faisait la singularité. Car, précisément, la grandeur et l’intérêt de chacun des arts que citait Marcel Conche, tout comme de la peinture d’ailleurs, provenait de ce que leurs auteurs ont eu le souci de rendre le public actif, et non passif comme le croit notre philosophe, qui n’a pas su percevoir cet aspect. Dans les romans et au cinéma, c’est évident : les récits les meilleurs, les films les plus intéressants sont ceux qui misent sur l’intelligence et la sensibilité soit du lecteur soit du spectateur, et donc qui en font des acteurs. Les romanciers et les cinéastes, quand ils ont du talent, sinon du génie, se gardent bien de produire des œuvres pour de simples consommateurs qui demeureraient passifs. Certains le font, bien sûr, ceux, par exemple, qui fabriquent des films gorgés d’images et d’effets spéciaux jusqu’à rendre groggys les spectateurs, mais leurs œuvres, précisément, ne sont que du spectacle et rien de plus et, après les avoir vus, on en ressort étourdis et pas plus avancés. Même dans la musique, même dans la chanson, même dans la peinture ou dans la sculpture, il est quantité d’œuvres qui ont le souci de faire de ceux qui les apprécient des êtres actifs. J’en ai eu la preuve, depuis quelque temps, en participant à un groupe d’expression corporelle qui s’inspirait, à chaque fois, d’un tableau de Rembrandt, Le Retour du Fils prodigue.

Dans un autre chapitre de son livre, d’ailleurs, quand il lui fut demandé de s’exprimer sur ce qu’était pour lui la beauté, Marcel Conche ne tarissait pas d’éloge au sujet de la nature. Encore s’agissait-il, selon lui, de la nature dans son aspect le plus paisible, le seul auquel il était sensible. La nature déchainée, violente, cruelle, ne lui convenait pas. Et, quant aux œuvres des hommes, elles ne lui inspiraient pas grand-chose, sauf peut-être le Parthénon, amour des Grecs oblige. Il s’en expliquait en se référant à ses origines terriennes. Soit. On comprend mieux, dans ce cas, pourquoi cet homme, enfermé dans sa philosophie, dans sa recherche incessante de sa vérité, est resté, toute sa vie durant, hermétique aux arts et même à l’ensemble des créations humaines (hors celles des ouvrages des philosophes, de certains d’entre eux plus précisément). La philosophie au prix de la méconnaissance de la culture, en somme.

 

                                                                                     Luc Schweitzer, ss.cc.

 

 

Tag(s) : #Livres, #Philosophie, #Billet d'humeur
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