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IL N’EST PIRE AVEUGLE

Un roman de John Boyne.

 

 

« C’est seulement autour de quarante ans que j’ai commencé à éprouver la honte d’être irlandais. » C’est avec cette phrase choc que commence ce roman, une phrase écrite à la première personne du singulier, car tout ce qui suit, le roman dans son intégralité, se présente sous la forme d’une confession, celle d’Odran Yates, ou plutôt, car il y tient, le Père Odran Yates, un prêtre qui, arrivé à la soixantaine, examine sa vie, son itinéraire, avec autant de lucidité qu’il est possible. Or, le constat qu’il est amené à faire est sans indulgence aucune, ni pour lui, ni pour les autres prêtres, ni pour les évêques, ni même pour les papes. L’Église d’Irlande, mais aussi l’Église de Rome, mais aussi l’Église universelle pourrait-on dire, a failli gravement et persiste à pécher malgré les scandales, tant elle reste réticente aux réformes qui la feraient sortir de la culture de l’abus et de la chappe de silence dans lesquelles elle s’est enferrée depuis des décennies, sinon des siècles. Car, ne nous y trompons pas, même si de nombreux abus, de nombreux crimes commis par des clercs ont fait l’objet d’enquêtes ces temps-ci, ils sont nombreux aussi, dans la hiérarchie de l’Église, ceux qui attendent que passe ce qu’ils considèrent comme une simple tempête afin de pouvoir tranquillement poursuivre leur œuvre sans se donner la peine de changer quoi que ce soit à leurs pernicieuses pratiques séculaires. C’est le côté sombre de l’institution Église : il n’est certes pas exclusif, mais il est réel et ne doit pas être minimisé.

Tout cela est sous-jacent dans le roman de John Boyne. Habilement conçu, au moyen d’allers et retours temporels, d’un chapitre à l’autre, depuis 1964 jusqu’à 2013, le romancier, par le biais de son narrateur, retrace les parcours de deux hommes, deux prêtres qui se sont liés d’amitié depuis le séminaire. Le mot « amitié » n’est peut-être pas le mot juste, il faudrait dire « camaraderie » ou quelque chose de cet ordre. L’un est Odran Yates, le narrateur, l’autre, un dénommé Tom Cardle. Or, tous deux, comme ce fut le cas, probablement, pour de nombreux ecclésiastiques de jadis, se sont retrouvés au séminaire presque malgré eux, Odran parce qu’il y a été poussé par sa mère, Tom à cause d’un père tyrannique contre lequel il n’a pas eu la force de se révolter. Cependant, il y a une différence de taille entre les deux hommes : dès son arrivée au séminaire, Odran s’y plaît comme un poisson dans l’eau, alors que Tom y est malheureux comme les pierres, si malheureux qu’après avoir fait un scandale, il prend la fuite, mais pour y être ramené, quelques jours plus tard, manu militari, par son père intraitable.

Un père, une mère, qui a la vocation pour son fils, cela s’est produit bien des fois dans le cours des âges, même si cela n’excuse pas tout, bien évidemment. En retraçant les destinées de ses deux personnages principaux, John Boyne montre comment, même si, au départ, pour tous deux, il n’y a pas eu de véritable vocation, leurs itinéraires respectifs divergent considérablement. Après avoir fini ses études à Rome (où il est choisi pour se mettre au service, matin et soir, de Paul VI, puis de Jean-Paul 1er), Odran, après son ordination, est nommé aumônier d’un collège puis, après bien des années, sans qu’il y ait faute de sa part, est sommé par l’évêque de desservir une paroisse. Tom, quant à lui, ne cesse d’être muté d’une paroisse à une autre, ce qui ne laisse pas de surprendre Odran.

En fait, on le devine, ce que raconte ce roman, ce sont les histoires conjuguées de deux prêtres, l’un (Odran) à qui rien ne peut être reproché, l’autre (Tom) que l’on déplace sans arrêt d’un lieu à un autre parce que, partout, il est accusé d’avoir abusé de jeunes garçons. Ce pourrait être simple et même simpliste : un bon et un mauvais prêtre. Or, au contraire, le roman s’avère beaucoup plus subtil que cela, montrant que personne, dans l’Église, ne peut se déclarer pur de tout reproche, sinon de toute faute. Dans sa confession, Odran en vient à s’accuser lui-même. N’a-t-il pas perçu les étrangetés de comportement de Tom et, surtout, malgré ses suspicions, n’a-t-il pas abandonné sciemment un de ses neveux, un soir, entre les griffes du prédateur ? Un neveu qui, jusque là, paraissait équilibré et qui, subitement, devint un garçon instable.

En fin de compte, ce que le roman induit, c’est que personne ne peut se prévaloir de son ignorance, encore moins de son innocence. Pour ce qui concerne Tom, une chose est sûre : comme il le dit lui-même à Odran, « Je n’aurais jamais dû être prêtre (…) je ne crois pas même en Dieu. Je n’y ai jamais cru. » Et d’ajouter : « Ces gens [càd les clercs] ont fichu ma vie en l’air (…) Ils ont affirmé que ce qui me rendait humain était honteux et sale. Ils m’ont appris à haïr mon corps (…) Ils m’ont tordu, déformé… ». Mais Odran n’est pas davantage indulgent pour ce qui le concerne lui-même : « Il avait fallu, dit-il, un pédophile condamné pour me démontrer que dans mon silence, j’étais tout aussi coupable que lui, qu’eux. » « Eux », c’est-à-dire non seulement les autres prêtres, mais surtout les évêques et, même, les papes. Aucun n’est épargné, pas plus l’évêque irlandais Cordington qui, durant des décennies, a couvert les crimes commis par des prêtres, que les papes qui, sachant l’ampleur du scandale qui se profilait, n’ont rien fait. John Boyne ose des allégations que d’aucuns contesteront mais qui, si l’on y réfléchit, paraissent plausibles : entre autres, au sujet de Jean-Paul 1er et de sa mort soudaine et suspecte, de Jean-Paul II et de son silence coupable, alors même qu’il encourageait des fondateurs d’ordres dont on sait qu’ils furent des prédateurs (un pape que, néanmoins, l’on s’empressa de canoniser, autre scandale !), de Benoît XVI et de sa démission surprise… Au bout du compte, ce qu’Aidan, le neveu d’Odran, dit de l’Irlande vers la fin du roman pourrait peut-être s’appliquer à de nombreux autres pays marqués par une forte présence catholique : « L’Irlande est pourrie. Pourrie jusqu’à la moelle. Je suis désolé, mais vous les prêtres, vous l’avez détruite. » On se gardera, certes, comme on dit, de mettre tout le monde dans le même sac. Ce n’est d’ailleurs pas l’intention de John Boyne. Mais on se gardera aussi, quelque soit son degré d’implication, si l’on est membre de l’Église, surtout si l’on est clerc, de se décharger de toute culpabilité sur les autres. 

9/10

 

                                                                                                   Luc Schweitzer, ss.cc.

Tag(s) : #Livres, #Romans, #Eglise
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