Un roman de Florence Seyvos.
Il y a deux histoires dans ce court roman de Florence Seyvos, un roman qui narre les destinées de deux personnes bien réelles : d’une part, Buster Keaton (1895-1966), le célèbre acteur et réalisateur de films burlesques au temps du cinéma muet ; d’autre part, Henri, le demi-frère de la narratrice (dont on peut supposer qu’il s’agit de Florence Seyvos elle-même), né gravement handicapé et élevé à la dure par un père qui avait pour objectif premier de faire en sorte que ce fils soit le plus autonome possible.
Mais pourquoi dresser les portraits, en alternance de courts chapitres entremêlés, de ces deux personnes, éloignées géographiquement et temporellement, dans le même livre ? Eh bien, parce que tous deux peuvent être désignés, comme l’indique le titre, comme des « garçons incassables ». De ce fait, Florence Seyvos parvient, sans que ce soit tiré par les cheveux, à suggérer des rapprochements qui font sens.
Buster Keaton, né Joseph, fut affublé de son nouveau prénom après une chute dans un escalier et devint, très jeune, le partenaire de ses parents qui se livraient à des numéros comiques sur scène. En fait, il fut un partenaire très particulier puisqu’il servait de projectile à son père. Or, il se relevait toujours indemne et c’est ainsi que commença sa réputation de « garçon incassable ». Plus tard, lorsque, jouant de son visage toujours impassible, il devint l’inimitable acteur de cinéma que l’on connaît, il prit d’incroyables risques sur certains de ses films, car il ne se faisait jamais doubler. Il fut parfois blessé, mais jamais au point de devoir mettre fin à sa carrière. Ce fut l’arrivée du cinéma parlant qui coïncida avec son déclin, non pas par un soudain défaut de talent, mais parce que, dans l’industrie du cinéma, on ne sut plus que faire de lui, de son génie comique.
Henri, lui, le garçon abimé dès la naissance, avec sa mâchoire prognathe et son impressionnante maigreur, la narratrice le raconte avec une tendresse particulière, sans cependant ignorer ses petits côtés, son obstination, par exemple, à ne pas vouloir demander pardon à une femme qu’il a fait tomber sur un trottoir. Henri n’en est pas moins attachant, lui qui ne se considère pas lui-même comme handicapé puisqu’il parvient, malgré tout, à marcher, même péniblement. Devant un cinéma, alors que s’étire une file de spectateurs, il préfère attendre, plutôt que de se servir de sa carte de personne handicapée qui pourrait le faire passer à la caisse en premier. Mais non, il attend en silence, placé à un mauvais endroit, ce qui lui fait rater encore la séance suivante. Il y a de la solitude chez Henri, comme il y en avait chez Buster Keaton. Mais il y a aussi et surtout de la force et de l’amour et, chez l’un comme chez l’autre, un profond mystère que la narratrice respecte scrupuleusement.
Sans nul besoin d’artifices, Florence Seyvos met en parallèle ces deux êtres finement reliés l’un à l’autre à la fois par leur fragilité et par leur force, mais aussi, tout simplement, par le regard de celle qui tient la plume, si l’on peut dire, la narratrice.
8/10
Luc Schweitzer, ss.cc.