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MON PÈRE ET MA MÈRE

Un roman de Aharon Appelfeld.

 

 

« L’écriture ne se limite pas à puiser dans les profondeurs de la mémoire des visions d’enfance enfouies. Toutes les épreuves de notre vie doivent s’y adjoindre. » Ces phrases programmatiques conviennent, je crois, à l’œuvre tout entière de Aharon Appelfeld (1932-2018). Le plus souvent, en effet, chez cet écrivain, c’est le regard de l’enfant qui est privilégié, non pas par un simple caprice d’auteur ni même à la façon d’une recette commode, mais par nécessité : « Un regard d’enfant, écrit-il, est indispensable à tout acte créateur. Lorsque vous perdez l’enfant qui est en vous, la pensée s’encroûte, effaçant insidieusement la surprise du premier regard. »

Enrichi de toute une expérience d’homme, c’est bien le regard de l’enfant qui, à nouveau, se dirige vers le monde ou plutôt son monde, son petit monde, dans ce roman intitulé si sobrement Mon père et ma mère, publié en 2013 en Israël. Bien sûr, il y a de l’autobiographie dans ce livre, mais pas au sens strict. Appelfeld s’inspire de son enfance, de ses parents, pour faire acte de création en se projetant dans une période si particulière, en 1938, à la veille du déchaînement des horreurs de la guerre mondiale. Pour ce faire, il se glisse dans la peau d’un enfant de dix ans, Erwin qui, comme chaque année, passe ses vacances d’été dans les Carpates, dans une isba que ses parents ont louée à un paysan. C’est là, au bord du Pruth, que se retrouvent, chaque année à cette période, des familles juives venues de la ville.

Le petit garçon, s’il aime dévorer les romans de Jules Verne, n’en exerce pas moins ses dons d’observateur, accumulant ainsi une mine inépuisable de souvenirs. Nombreux sont les vacanciers séjournant en ce lieu qui ne passent pas inaperçus aux yeux du jeune Erwin : ainsi d’un homme taciturne à la jambe coupée, d’une diseuse de bonne aventure, d’un médecin au comportement héroïque ou d’un écrivain que le garçon prend pour modèle, lui qui pressent que c’est là sa propre vocation, et d’autres encore. L’inquiétude est là, les menaces se précisent, certains songent à s’exiler, d’autant plus que l’antisémitisme se manifeste parfois concrètement, et même violemment, lorsqu’un jour des paysans viennent agresser des Juifs. « Pourquoi hait-on les Juifs ? », demande l’enfant à sa mère.

Tout le monde ne les hait pas, cependant, comme le moine Sergueï qu’Erwin et ses parents vont, un jour, visiter : un moine qui parle des Juifs comme du « peuple de Dieu », qui lit la Bible en hébreu, mais n’apprécie vraiment que les Juifs pieux. Or, c’est là un des nombreux sujets de discorde des parents d’Erwin : le père qui trouve « anachronique » la foi de ses ancêtres, alors qu’il arrive à la mère de murmurer une prière. En vérité, ces deux-là sont aussi différents l’un de l’autre qu’il est possible de l’être et leurs querelles sont fréquentes : entre une mère qui s’intéresse à tout et un père, plutôt rigide, qui ne sait pas dominer son sens critique, le garçon, lui, alors que se rapproche la barbarie qui va tout emporter, apprend à aimer la vie envers et contre tout.

Toujours superbement traduit par Valérie Zanetti, comme toutes les autres œuvres d’Appelfeld, ce roman tout de subtilité figure, sans nul doute, en bonne place parmi les nombreux ouvrages d’un auteur qui ne déçoit jamais.   

9/10

 

                                                                                     Luc Schweitzer

Tag(s) : #Livres, #Romans
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