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L’ULTIME AUBERGE

Un livre de Imre Kertész.

 

À l’instar d’un Thomas Bernhard (1931-1989) en Autriche, le hongrois Imre Kertész (1929-2016) se distingua, entre autres, par sa critique acerbe de son propre pays et de ses propres compatriotes. Juif, déporté en 1944 à Auschwitz puis transféré à Buchenwald, il écrivit, au cours des années 1960, son « roman autobiographique » sur l’expérience des camps de la mort, intitulé Être sans destin, livre qui, après avoir été accueilli petitement à sa sortie, fut véritablement découvert à sa réédition en 1985 pour devenir son ouvrage le plus célèbre.

Néanmoins, on doit à Imre Kertész bien d’autres livres que celui que je viens de citer. L’ultime Auberge est son ouvrage testament, le dernier livre qu’il fit paraître, en 2014, deux ans avant sa mort. Âgé et atteint de la maladie de Parkinson, l’écrivain s’était cependant attelé à la rédaction d’un nouveau roman, un roman qu’il n’eut pas la force d’achever. Le livre qu’il fit, en fin de compte, paraître, rassemble donc, en un tout, les ébauches du roman en projet et des fragments d’un journal qu’il tint durant ces années-là. Or, ce qui aurait pu n’être qu’un objet hybride se présente, au contraire, à nous lecteurs, comme un témoignage harmonieux et touchant sur les dernières années d’un grand écrivain incapable de mener à terme son ultime projet.

Pas de faux-semblants, pas de détours inutiles, pas de fausses hontes chez Imre Kertész : « les humiliations physiques de la vieillesse », « le combat acharné contre la déchéance », il les enregistre, tout comme il consigne combien il lui devient difficile d’écrire : « Mes pensées grelottent, écrit-il. Le roman est au point mort. » Mais ces limites, si elles sont réelles, ne le restreignent pas au point de ne plus pouvoir rien exprimer de pertinent. Au contraire, que ce soit dans les fragments du journal ou dans l’ébauche du roman, le regard de Kertész reste d’une rare acuité, en particulier chaque fois qu’il est question des Juifs et du sort qui leur est réservé. Car, et il revient souvent sur ce sujet, de manière obsessionnelle, pour lui, le projet d’extermination des Juifs n’est pas du domaine de l’histoire, du passé, mais aussi du présent et du futur. « Quand Israël sera détruit, écrit-il par exemple, viendra le tour des autres Juifs ».

Il faut le préciser, le regard d’Imre Kertész sur le monde, tout comme sur lui-même, est sans aménité, presque uniformément sombre, pour ne pas dire désespéré. Pour lui, « l’histoire ressemble de plus en plus à un scénario américain débile », comme celui de Goldfinger, le film de la série des James Bond. Sa philosophie, si l’on peut employer ce mot, il la résume plus ou moins à la page 44 de L’ultime Auberge en ces termes : « Il n’y a aucune miséricorde, ni dans Dieu ni dans ses créatures. Le principe fondamental de la vie, c’est la méchanceté. Et l’homme se berce de l’illusion qu’il aura la vie éternelle pour avoir œuvré à la survie de l’espèce. »

Il convient, cependant, de ne pas trop se laisser impressionner par la noirceur de propos de ce genre. Un lecteur attentif remarquera que les déclarations très pessimistes de Kertész sur l’état du monde ou sur le devenir de l’humanité sont tempérées, de manière très concrète, par de nombreuses notes sur ce qu’observe l’auteur ou sur ce qu’il apprécie en dépit de tout. Ainsi, à Berlin, où il séjourne de plus en plus souvent, plutôt qu’à Budapest, il observe la présence d’un clochard et s’inquiète de lui lorsque, pendant plusieurs jours, celui-ci disparaît. Ou, dans un tout autre registre, on remarquera combien Kertész continue d’apprécier la musique, celle de Bartok, celle de Beethoven, celle de Mahler, et combien il aime à fréquenter Ligeti et, surtout, Daniel Barenboïm. Et puis, l’on sera certainement touché par les marques d’attention de Kertész envers sa femme Magda.

Avec Ligeti, curieusement, les relations se font plus distantes à partir du jour où Kertész reçoit le prix Nobel de Littérature (2002). Quoi qu’il en soit, on ne saurait définir une personnalité comme la sienne uniquement sous l’expression d’ « homme atrabilaire ». Ce serait injuste, même s’il est vrai que nous avons affaire à quelqu’un qui voit presque tout en noir. Pour lui, par exemple, l’Europe se suicide en ouvrant trop grande la porte aux musulmans. La démocratie lui paraît « stupide » et, cependant, il s’inquiète de la montée du nationalisme et du racisme, entre autres dans son pays, la Hongrie. Qu’écrirait-il aujourd’hui en constatant combien l’état du monde s’est encore dégradé ?   

8/10

 

                                                                                     Luc Schweitzer

 

Tag(s) : #Livres, #Journal
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