Un film de Terence Davies.
Le 7 octobre 2023 disparaissait, à l’âge de 77 ans, un cinéaste britannique resté jusqu’au bout discret et injustement méconnu, alors que sa filmographie (composée, il est vrai, de seulement 9 longs-métrages) ne contient que des films remarquables. Terence Davies eut beau n’avoir jamais obtenu la notoriété d’un Mike Leigh, encore moins d’un Ken Loach, il n’en reste pas moins, à mon avis, un des meilleurs cinéastes de sa génération, aux films à la fois enracinés dans les réalités sociales et tout entier pénétrés d’une profonde quête de spiritualité.
Quelques mois avant de quitter ce monde, ce grand cinéaste avait achevé ce film qu’on peut dire testamentaire, car on y retrouve nombre des thèmes qu’il avait abordés dans sa filmographie, entre autres l’homosexualité, la haine de la violence et de la guerre, l’amour de la poésie, l’aspiration à une forme de transcendance. La poésie, il en avait déjà été question, en particulier dans le beau film consacré à la poétesse Emily Dickinson (1830-1886) : Emily Dickinson : a quiet passion, sorti en 2016. Le film qui sort maintenant, lui, est consacré à un poète anglais assez peu connu, Siegfried Sassoon (1886-1967). Or, remarquons-le, dans les deux cas, nous avons affaire à une personne en rébellion : dans le cas d’Emily Dickinson, contre l’étroitesse des principes religieux évangéliques auxquels on voulait la contraindre ; dans le cas de Siegfried Sassoon, contre la participation active à une guerre (la première Guerre mondiale) qui tua des millions de jeunes hommes conduits à la boucherie par des chefs iniques.
Comme tant d’autres, Sassoon fut enrôlé pour aller combattre les Allemands ou leurs alliés et il fut même remarqué et récompensé pour sa bravoure. Néanmoins, ulcéré par le sort réservé aux soldats et par les choix de l’état-major, il prit position, en 1917, contre la façon dont la guerre était conduite avant de refuser de reprendre son service. Il évita cependant d’être traduit en cour martiale et, déclaré inapte au service, fut envoyé dans un hôpital pour y être soigné de ce qu’on considérait comme étant sa neurasthénie. En vérité, comme le montre parfaitement le film de Terence Davies, Sassoon fut marqué pour le restant de ses jours par les atrocités de la guerre. Il ne s’en remit jamais.
Précisément, Terence Davies met en scène des allers et retours entre la jeunesse et la vieillesse de Siegfried Sassoon (joué, jeune, par Jack Lowden et, âgé, par Peter Capaldi), montrant ainsi combien, même à la fin de sa vie, l’homme resta meurtri intérieurement au point d’agacer son propre fils du fait de son mutisme. Sans chercher aucunement à réaliser un biopic classique, Davies filme quelques moments de vie, un peu comme si c’était le poète lui-même qui se livrait à une introspection et évoquait des étapes de son existence, qu’on peut diviser en trois parties. D’abord, il y a l’époque de la guerre avec, en particulier, le séjour à l’hôpital, au cours duquel Sassoon fit la connaissance d’un autre poète, Wilfred Owen, lui aussi hanté par l’absurdité de la guerre et qui, malheureusement, mourut le 4 novembre 1918, du côté de la Sambre (on peut entendre certains de ses poèmes, magnifiques et douloureux, dans le War Requiem du compositeur Benjamin Britten). Terence Davies fait alterner les scènes dont il est l’auteur avec des films d’archives. Il fait entendre aussi, en voix off, plusieurs des poèmes de Sassoon et montre la profonde amitié qui lie les deux poètes et qui fut, à vrai dire, un peu plus qu’une simple amitié : une des scènes, incroyablement suggestive, les montre dansant un tango.
Une deuxième partie du film met précisément en évidence l’homosexualité de Sassoon, déjà pressentie dans la relation de celui-ci avec Wilfred Owen tout comme avec son psychiatre. Plus tard, alors que le poète est devenu une des coqueluches des soirées mondaines, il se mit à multiplier les amants, dans une ronde qui provoqua non seulement des jalousies mais aussi quantité d’insatisfactions. Même dans cette période mondaine, c’était, en fin de compte, la solitude qui dominait. On peut être très entouré et même très courtisé tout en demeurant très seul.
Ce qu’avec beaucoup de finesse Terence Davies suggère, c’est le cheminement intérieur d’un homme blessé et mécontent de la vie qui est la sienne, un homme qui cherche autre chose que des amours de passage, quelque chose de stable, de durable et même d’immuable. C’est ce qui le conduisit, d’une part à épouser une femme en dépit de son homosexualité, d’autre part, au soir de sa vie, à se convertir au catholicisme, sans tenir compte de l’incompréhension de son propre fils.
Comme l’a très bien suggéré l’acteur Jack Lowden, Terence Davies a, sans nul doute, mis beaucoup de lui-même dans ce personnage de Siegfried Sassoon, un peu comme s’il s’agissait de son double. À l’instar de Flaubert qui s’identifiait à madame Bovary, lui aussi aurait pu dire : « Siegfried Sassoon, c’est moi » !
8,5/10
Luc Schweitzer
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Benjamin Britten conducts War Requiem - Live Television Broadcast
Benjamin Britten Conductor Meredith Davies Conductor Heather Harper soprano Thomas Hemsley baritone Peter Pears tenor Melos Ensemble BBC Symphony Chorus BBC Symphony Orchestra August 4, 1964