Un roman de Juan José Saer.
Depuis 2018, avec la parution de L’Ancêtre, les éditions « Le Tripode » ont entrepris de rééditer l’œuvre de Juan José Saer, l’un des écrivains argentins réputés les plus importants du XXème siècle. À en juger par ce roman, cette renommée n’est nullement usurpée.
Nous avons affaire, en effet, c’est certain, à un roman de premier ordre, qui plus est proposé dans une traduction elle-même de grande qualité. Comme l’explique fort bien Alberto Manguel dans sa postface, dans ce roman, Saer reprend, en se basant sur une histoire réelle, un thème maintes fois abordé dans la littérature ou, d’une manière générale, dans la fiction, celui du changement d’identité. Nombreux sont, en effet, les récits qui décrivent le sort d’un captif ou d’une captive retenu(e) dans une tribu aux mœurs étrangères et qui, au fil du temps, en adopte non seulement les usages, mais la langue, les mœurs, la pensée, etc. Dans les westerns, par exemple, ce thème est récurrent : les Indiens kidnappent un enfant blanc, parfois un (ou une) adulte, pour en faire un des leurs.
L’Ancêtre est, comme je l’écrivais, basé sur une histoire réelle datant de l’année 1515. Un corps expéditionnaire, parti d’Espagne pour explorer le Rio de la Plata, ayant dû débarquer à terre, est entièrement massacré par des Indiens. Seul le mousse échappe à la tuerie et est emmené par les Indiens dans leur camp. C’est l’histoire de cet homme que raconte le roman. Car le prisonnier ne reste pas moins de dix ans dans la tribu indienne. Il y est adopté sans l’être vraiment, découvrant que c’est une coutume des Indiens que d’épargner une personne chaque fois qu’a lieu un massacre, cette personne étant alors désignée par le mot de def-ghi, un vocable qui semble avoir de nombreuses significations dans la langue indienne.
En dix ans, le jeune homme se transforme en un Indien, oubliant sa langue natale pour adopter celle de ses compagnons et, surtout, faisant sienne les coutumes, l’être-au-monde et l’être-en-société des Indiens. Dès le début, il découvre, effaré, les débauches auxquelles se livrent parfois les membres de la tribu, pratiquant alors des festins cannibales, des orgies, des dépravations sexuelles à la limite de la folie. Mais c’est pour mieux comprendre ensuite que ce sont ces jours d’excès en tout genre qui permettent à la tribu de mener, le reste du temps, une vie paisible et harmonieuse en symbiose avec la nature.
Plus tard, relâché par les Indiens et revenu à ce qu’on appelle « la civilisation », l’ex-prisonnier sera longuement interrogé par les Espagnols. Il lui faudra du temps pour comprendre à nouveau sa langue natale mais il finira par percevoir ce qui est sous-jacent aux questions des Espagnols. En vérité, ce que ceux-ci se demandent, c’est si l’on peut ou non considérer les Indiens comme des êtres humains à part entière. À ce sujet, en proposant, le plus qu’il est possible, une immersion dans la réalité des Indiens, le roman de Saer apporte une réponse sans ambiguïté. Les « sauvages » ne sont certes pas ceux qu’on se plaît à désigner comme tels.
9/10
Luc Schweitzer
Juan José Saer, né le à Serodino ( province de Santa Fe, Argentine) et mort le à Villejuif, est un écrivain argentin. Il pratiqua différents genres littéraires mais c'est surtout dans le cha...