Un film de Rodrigo Moreno.
Depuis quelques années, d’Argentine nous parviennent des films innovants, non pas tant quant aux thèmes qui y sont abordés que par la manière de les traiter et de les filmer, des films généreux dans leur durée, leur liberté de ton, leurs personnages étonnants, leur esthétique. En 2019, était projeté sur nos écrans le film le plus surprenant qui soit, La Flor de Mariano Llinas, un film en quatre chapitres d’une durée totale de 814 minutes, film qui puisait successivement dans une multiplicité de genres, la romance, la comédie musicale, l’espionnage, le tout joué par une même poignée d’acteurs. En 2023, c’est Trenque Lauquen qui nous avait enchantés, un film de Laura Citarella en deux parties, dans lequel il était question de la disparition d’une jeune femme et de sa recherche par deux hommes.
Cette année, nous parvient Los Delincuentes de Rodrigo Moreno, film en deux parties d’une durée totale d’un peu plus de trois heures, un film tout aussi inventif et attrayant que les deux œuvres précédemment citées. Si le film est long, on ne risque cependant guère de s’y ennuyer, tant le réalisateur possède à la perfection l’art de sans cesse relancer son récit en créant la surprise avec, dans certains cas, une bonne dose d’humour, bienvenu dans une histoire qui, à priori, n’a rien de particulièrement amusant.
Dans ce film, un peu comme chez Hitchcock, il y a une sorte de « MacGuffin », en l’occurrence une somme conséquente de dollars volés dans une banque de Buenos Aires. Cette affaire de braquage sert surtout de prétexte à mettre en scène des personnages à la fois intrigants et attachants. En s’appuyant sur un film de 1949 de Hugo Fregonese, L’Affaire de Buenos Aires, Rodrigo Moreno en détourne le sujet pour opter pour une forme de conte, plus que pour un film de suspense pur et dur (même si cet aspect reste présent).
C’est un certain Morán (Daniel Elias) qui, n’en pouvant plus du train-train monotone de sa vie d’employé de banque, imagine et exécute le vol d’une somme qui correspond, d’après ses calculs, au double de ce qu’il gagnerait s’il restait à son travail, jusqu’au jour de sa retraite. Pourquoi le double ? Parce qu’il lui faut un complice à qui il remettra la moitié de la somme volée. Ce complice, il le trouve (en lui forçant la main) en la personne de Román (Esteban Bigliardi), un collègue de la banque à qui il confie le sac contenant l’argent, à charge pour lui de le dissimuler pendant trois ans et demi, le temps durant lequel Morán purgera sa peine de prison. Ce dernier est en effet décidé à se rendre dans un poste de police pour y avouer son braquage, ce qui lui vaudra, selon son estimation, une peine de prison de trois ans et demi, après quoi il pourra récupérer son pactole et couler des jours heureux.
Tel est le plan ourdi par Morán et auquel est contraint de collaborer Román. Partant de là, le film, tout en racontant, en parallèle, les destinées des deux personnages, le prisonnier qui a bientôt affaire à des caïds et doit survivre à l’intérieur de sa prison, l’homme libre, mais en vérité pas si libre que ça, car une enquête menée à l’intérieur de la banque le met en cause et parce que cacher un sac plein d’argent n’est pas chose aisée, prend de l’ampleur en quittant Buenos Aires pour une région montagneuse très éloignée de la capitale. C’est là que le film, malicieux, fait intervenir d’autres protagonistes, un homme et deux femmes dont l’une, prénommée Norma, joue un rôle capital dans les histoires de Morán et de Román (on remarquera, au passage, que tous ces prénoms sont les anagrammes les uns des autres). Ludique, imaginatif, surprenant, poétique, le film, dont je me garderai de raconter la suite, parvient à captiver sans peine en posant, mine de rien, une question existentielle : est-il louable ou non de vouloir mener une vie libre, entièrement dégagée de toutes les contraintes liées au travail ? Chacun est libre de donner sa réponse.
8/10
Luc Schweitzer