Un film de Boris Lojkine.
Rappelons-nous, si nous l’avons vue, la terrible odyssée migratoire vécue par deux Sénégalais de 16 ans telle qu’elle est filmée par Matteo Garrone dans Moi, Capitaine, film sorti en janvier de cette année. Nous ne pouvons pas ignorer par quelles épreuves passent les migrants subsahariens avant de parvenir en Europe (s’ils y parviennent), entre autres les séances de torture infligées par des bandits libyens cherchant à rançonner leurs victimes. Mais une fois ces épreuves traversées, une fois les migrants entrés sur le sol européen, que deviennent-ils ? Nous le savons aussi, nous savons qu’un quotidien fait de galères, d’adversités de toutes sortes, est le lot commun des sans-papiers. Il n’est cependant pas inutile, certes pas, qu’un film nous confronte à cette réalité-là, présente sous nos yeux sans que nous y fassions beaucoup attention.
Cette mission, car c’en est une, le film de Boris Lojkine la remplit parfaitement. Mais il fait plus que cela en proposant une fiction qui, si elle a l’aspect d’un documentaire, n’en est pas moins construite à la manière d’un thriller haletant. « L’histoire » dont il est question dans le titre du film n’est pas tant celle qui se déroule sur l’écran, sous nos yeux de spectateurs, que celle que s’efforce d’apprendre Souleymane, celle qu’il doit répéter par cœur, sans se tromper, sans bafouiller, lorsqu’il se présentera à l’Office français de protection des réfugiés et apatrides afin d’obtenir sa demande d’asile.
Le film raconte les 48 heures qui précèdent ce rendez-vous pour s’achever par l’entretien lui-même : 48 heures de vie, de survie, de Souleymane, Guinéen sans-papiers contraint de travailler comme un damné en tant que livreur à vélo pour des Parisiens trop paresseux pour aller chercher eux-mêmes leur pizza (sauf exceptions, par exemple celle d’un homme âgé à qui son fils fait parvenir de quoi manger). Restant en contact par téléphone avec sa mère et sa fiancée restées au pays, Souleymane a dû accepter d’avoir recours à un prête-nom pour pouvoir faire ce travail de livreur, mais à la condition de verser un pourcentage sur le peu qu’il gagne. Cette pratique, semble-t-il courante dans le milieu des sans-papiers, est ici dénoncée avec force, tant elle cause de tension et de déboires pour Souleymane comme pour beaucoup de ses pairs.
Toujours au plus près de Souleymane, la caméra scrute sans répit son parcours éreintant, le rythme effréné de ses journées, les courses incessantes à vélo ou, parfois, en métro, l’angoisse de rater le véhicule d’aide sociale qui le conduit, chaque soir, jusqu’à un centre où il peut bénéficier d’un repas, d’une douche et d’un lit. Si le film ne se détourne jamais de la dureté de la vie de Souleymane, il serait faux de le qualifier de misérabiliste. Le Guinéen s’est lié avec quelques compagnons de galère, entre autres un voisin de lit, et surtout, malgré ses malheurs, il persévère à se battre pour s’en sortir, espérant que son « histoire », celle qu’il apprend par cœur, lui permettra de régulariser sa situation.
Le film est d’autant plus prenant, captivant, que l’acteur choisi pour jouer Souleymane, Abou Sangare, est lui-même un Guinéen sans-papiers en attente de régularisation. Le film lui doit beaucoup, tant il joue son rôle avec authenticité. La longue et déchirante scène finale, celle de l’entretien de Souleymane à l’Ofpra, Abou Sangare n’a pas eu besoin de la jouer, puisqu’elle correspond exactement à son vécu. Elle fut cependant, affirme l’acteur en herbe, « la plus dure à tourner » à cause, précisément, de cette parfaite correspondance entre le rôle et la vie réelle.
8,5/10
Luc Schweitzer
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L'HISTOIRE DE SOULEYMANE Bande Annonce (2024)
L'HISTOIRE DE SOULEYMANE Bande Annonce (2024) Abou Sangare, Nina Meurisse © 2024 - Pyramide Distribution