Un film d’Emmanuel Finkiel.
« Tout ce qui s’est passé s’est inscrit dans les cellules du corps et non dans la mémoire », disait Aharon Appelfeld (1932-2018) à propos de ce qu’il vécut durant son enfance et sa prime adolescence lorsqu’il parvint à se soustraire aux persécutions des nazis, entre autres en se cachant dans la forêt avec des marginaux, des voleurs et des prostituées. C’est donc dans les cellules de son corps qu’il trouva la matière de ses nombreux romans, parmi lesquels cette Chambre de Mariana (roman que j’ai recommandé sur mon blog à la date du 2 novembre 2021) qu’Emmanuel Finkiel a choisi d’adapter au cinéma, un choix fort et judicieux mais qui n’allait pas de soi. C’est en effet une sorte de gageure qu’a relevée le cinéaste, une grande partie de l’action du roman (si l’on peut parler d’action) se situant dans l’espace confiné et étroit d’un placard !
Grâce à des choix de mise en scène réfléchis et parfaitement ajustés au propos du film, Emmanuel Finkiel est néanmoins parvenu à tirer le meilleur parti des contraintes de l’histoire dont il est question, celle d’un garçon d’une douzaine d’années et d’une prostituée. Dès la scène d’ouverture, l’on est subjugué par la finesse de la réalisation. Le sentiment d’enfermement qui prévaudra durant de nombreuses scènes du film est déjà là : une mère et son garçon fuient par les égouts et disparaissent dans le noir avant de ressurgir dans une rue déserte, un peu comme s’il fallait passer par une sorte de mort pour renaître à la vie, la vie en dépit de l’horreur qui semble tout submerger.
Cela se passe à Czernowitz en Bucovine (Ukraine) en 1943 et, bien sûr, la mère et l’enfant sont juifs. Or la mère, désireuse de sauver Hugo (Artem Kyryk, impressionnant), son fils, à tout prix, n’a rien trouvé de mieux que de le confier aux bons soins de Mariana (Mélanie Thierry) qui n’est autre qu’une prostituée œuvrant dans une maison close. Voilà donc le garçon introduit dans la fameuse chambre, une chambre qui lui servira de cachette pendant près de deux ans. Non seulement la chambre, en vérité, mais un placard ou un cagibi étroit où Hugo doit se claquemurer chaque fois que Mariana reçoit quelqu’un chez elle.
Les choses se corsent encore lorsque l’on apprend que la majeure partie des « clients » de la prostituée sont des soldats allemands, occupés à « chasser le Juif » pendant la journée et passant leurs soirées dans la maison close. C’est au péril de sa vie, en prenant des risques énormes, que Mariana cache Hugo chez elle. De ce contexte, qui pourrait donner lieu à un film terriblement ennuyeux, Emmanuel Finkiel parvient à faire quelque chose de formidablement captivant, et ce en adoptant souvent et rigoureusement le seul point de vue d’Hugo, autrement dit en ne filmant que ce que le garçon entend et perçoit. Les activités tarifées de Mariana, il en entend les bruits et en perçoit quelques éléments, ce qu’il entrevoit par les interstices de son cagibi, tantôt pour son effroi (quand il aperçoit un uniforme allemand), tantôt pour ses troubles de préadolescent quand il distingue les charmes de Mariana. La contrainte alimente une forme de voyeurisme : c’était le cas dans Fenêtre sur cour d’Alfred Hitchcock (James Stewart y jouait un personnage immobilisé par une jambe plâtrée et passant son temps à observer ses voisins), c’est le cas ici aussi (enfermé dans son placard, que peut faire Hugo pour passer le temps, sinon d’essayer d’entrevoir ce qui se passe dans la chambre ?).
À vrai dire, il est une autre occupation à laquelle se livre volontiers Hugo : elle consiste à se remémorer son enfance, ses parents, la maison dans laquelle il vécut, sans oublier la fillette dont il était épris, la petite Anna, son amie d’école. Ce ne sont pas que des souvenirs, d’ailleurs, mais aussi des fantasmes, comme si Hugo avait le pouvoir de les faire apparaître, ces chers disparus, pour les revoir et même dialoguer avec eux. La mémoire et l’imagination, parfois, se confondent, ce que Emmanuel Finkiel parvient magistralement à suggérer.
Sans trop en dire sur les rebondissements du scénario (très fidèle au roman d’Aharon Appelfeld), précisons que le film n’est pas entièrement un huis-clos. Des circonstances obligent Hugo à sortir de sa cachette et à fuir dans la forêt, ce qui occasionne la scène la plus terrible du film, celle où le garçon découvre un charnier, une fosse remplie des cadavres de celles et ceux qui ont été abattus par les Allemands (une scène que le cinéaste filme à la fois pudiquement et sans détours).
Dans un tel contexte, dans ce climat d’horreur totale, le film prend cependant soin de proposer l’envers du désespoir. Sa force et sa beauté proviennent des deux personnages principaux, Hugo et Mariana, de l’intensité et du trouble générés par leur rapport. À deux reprises, au début du film, Mariana demande à Hugo de ne pas la juger. Vers la fin du film, c’est à Hugo de parler à Mariana, de lui dire qu’il lui trouve un cœur pur. Oui, Mariana, la prostituée, a un cœur pur ! Et une scène de la fin du film, qui pourrait paraître choquante mais qui est bien davantage poignante, ne fait que le confirmer.
Saluons, pour finir, l’incroyable performance de Mélanie Thierry : non seulement, elle est parvenue à jouer l’intégralité de son rôle en ukrainien mais, surtout, surtout, elle l’a nourri de toutes les nuances d’une profonde humanité , d’une personne contrainte de par sa « profession » à feindre, à mentir, mais, au contact d’Hugo, se révélant telle qu’elle est, à la fois malheureuse et démonstrative, combative et désabusée, dans tous les cas et toujours émouvante.
8/10
Luc Schweitzer
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LA CHAMBRE DE MARIANA Bande Annonce (2025) Mélanie Thierry
LA CHAMBRE DE MARIANA Bande Annonce (2025) Mélanie Thierry, Drame © 2025 - Ad Vitam
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