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DE L’AFFAIRE DREYFUS ET DES POULES

A propos d’un paragraphe de Falaise des fous de Patrick Grainville.

Billet d'humeur no1

C’est une lecture agréable et instructive que celle de Falaise des fous, roman de Patrick Grainville paru en janvier 2018 et qui est maintenant édité en format de poche chez Points. Dans ce livre épais, le narrateur côtoie quelques-unes des personnalités les plus remarquables du monde des arts et des lettres et, en particulier, de la peinture. On y croise donc Monet, Manet, Pissarro et Courbet, mais aussi Flaubert, Hugo, Maupassant, Proust et bien d’autres encore. Un homme raconte comment il fut le témoin des débuts de l’impressionnisme et narre sa traversée de la fin du XIXème et du début du XXème siècle. Le roman est rédigé avec une virtuosité sidérante, il relate les bonheurs et les drames de ce temps-là avec un soin et un talent qui laissent pantois.

Mais, plutôt que de l’explorer dans son entier, je préfère aujourd’hui me focaliser sur un passage du livre, un paragraphe parmi tant d’autres, mais qui a aussitôt suscité dans mon esprit des réflexions qu’il me plaît de partager. Ce paragraphe survient, dans le cours du récit, au moment où éclate, comme un éclair de foudre, l’affaire Dreyfus et qu’aussitôt, de tous côtés, se déchaînent les haines et les férocités les plus implacables. Au début, quasiment tout le monde considère Dreyfus comme coupable de haute trahison, ce qui donne l’occasion à Jaurès de réclamer la peine de mort et au journal La Croix de vomir sa haine antisémite. C’est là, lorsque s’affirme cette sorte d’unité de la France condamnant Dreyfus, que le narrateur du livre de Patrick Grainville ose une comparaison avec les poules ! En vérité, elle ne surprendra que ceux qui n’ont jamais pris le temps d’observer le comportement de ces volatiles dans leur poulailler.

Voici la citation (pages 320 et 321 de l’édition Points) : « Je pensai à des scènes champêtres auxquelles j’avais assisté dans mon enfance, dans les poulaillers des fermes flaubertiennes, aux environs de Rouen. Il y avait toujours une victime expiatoire, un poulet persécuté jusqu’au meurtre. Toute l’agressivité du groupe se déversait sur cette proie unique. Il paraissait que la paix collective se payait au prix de ce sacrifice d’un pestiféré. Quand, par compassion, on soustrayait le souffre-douleur à l’emprise des autres, ces derniers se battaient entre eux dans une pagaille sanglante jusqu’à ce qu’ils s’accordent sur un nouveau paria dont la torture rassérénait la volaille. »

Ce qu’écrit là Patrick Grainville est rigoureusement exact. J’ai eu plusieurs fois l’occasion de l’observer moi-même. Dans un poulailler, il se trouve toujours un poulet en souffrance parce qu’il a été désigné par ses congénères comme victime expiatoire. Il est criblé des coups de bec que lui assènent les autres volatiles. Quant à la comparaison avec le commencement de l’affaire Dreyfus, elle me paraît tout à fait justifiée, je l'ai déjà indiqué.

Mais si je profite aujourd’hui de l’occasion que m’offre le roman de Patrick Grainville, c’est pour affirmer que ce qui s’est révélé exact, au niveau de la nation, lorsque le capitaine Dreyfus a été suspecté de haute trahison, se révèle tout aussi approprié dans bien d’autres cas, à bien d’autres occasions et dans bien d’autres groupes, même beaucoup plus restreints en nombre que celui d’une nation. L’Eglise elle-même n’est pas exempte de fautes graves sur ce terrain-là et il peut arriver, par exemple, que des membres d’une congrégation religieuse eux-mêmes se dévoient de cette manière-là. Voici que la fraternité, dont personne ne devrait être exclu, peut se transformer, lorsque les circonstances s’y prêtent, en une aversion pour l’un des membres du groupe de religieux, membre qu'on a vite fait de désigner comme un coupable, si ce n’est une victime expiatoire, et sur lequel, de ce fait, on s'acharne d'une manière stupéfiante, comme si le but était de l'éliminer.

Ne valons-nous donc pas mieux que les poules pour nous comporter ainsi ? Fort heureusement, la comparaison avec la volaille a aussi ses limites. Car, chez les humains, contrairement à ce qui se passe dans le poulailler, il se trouve toujours des membres pour se révolter, même si c’est après un peu de temps, contre le sort réservé à l’un des leurs. Ce qui différencie les humains des poules, c’est qu’ils sont capables d’indignation, de rébellion et, également, de compassion. Si, quand l’affaire a éclaté, l’on pouvait observer une quasi unanimité de l’opinion contre Dreyfus, on sait que, assez rapidement, des voix discordantes se sont fait entendre, prenant la défense de l’accusé. Ce sont ces voix-là, bien évidemment, qui font l’honneur du pays. Et ce sont elles qui nous empêchent de considérer que les humains ne se comportent entre eux pas mieux que la volaille !

 

                                                           Luc Schweitzer, ss.cc.

Tag(s) : #Citations, #Livres, #Romans, #Billet d'humeur
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