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COMMENT VIVRE ?

Un livre de Sarah Bakewell.

 

S’il y a quelques lecteurs assidus de ce blog, ils se souviennent peut-être d’y avoir déjà lu le nom de Sarah Bakewell, essayiste britannique se spécialisant, semble-t-il, dans l’histoire des philosophies et des philosophes. Il y a tout juste un an, en effet, dans un article paru sur ce blog, je ne tarissais pas d’éloges quant à l’ouvrage dans lequel cette écrivaine narrait les aventures, si l’on peut dire, de l’existentialisme (dans Au café existentialiste, paru initialement en 2016). Mais auparavant, en 2010, Sarah Bakewell s’était attelée à une histoire conjointe à une méditation et réflexion au sujet de Michel de Montaigne (1533-1592), l’auteur fameux des Essais. C’est ce livre que je viens à présent de lire avec autant de bonheur, sinon plus encore, que celui que j’avais ressenti avec les aventures des existentialistes. Il faut dire qu’à choisir, je me sens beaucoup plus proche, je pourrais presque dire plus intime, de Montaigne que de n’importe lequel des philosophes dont il était question dans Au café existentialiste, à commencer par Martin Heidegger et Jean-Paul Sartre.

Avec Montaigne, c’est autre chose. Comme nombre de ses lecteurs, je suis tenté de me dire, à l’instar d’André Gide, « à quel point je le fais mien… il me semble que c’est moi-même ». Ou encore, Stefan Zweig qui, contraint à un exil qu’il subissait de manière insupportable, trouvait en Montaigne un ami véritable : « Ici est un Toi, dans lequel mon Moi se reflète, ici est abolie la distance qui sépare une époque de l’autre. »

Oui, nonobstant le français tel qu’il fut écrit par Montaigne et qui compte nombre de différences avec celui que nous écrivons aujourd’hui, plus de 400 ans après sa mort, il reste tout à fait possible d’élire l’auteur des Essais comment un compagnon qui aide à vivre. C’est d’ailleurs sous cet angle que l’analyse et le raconte Sarah Bakewell : Comment vivre ?, s’intitule son livre, et son sous-titre ajoute : Une vie de Montaigne en une question et vingt tentatives de réponse. Cela étant dit, n’attendons pas de ce livre des recettes facilement transposables, mais bien plutôt le compagnonnage d’un homme qui sut traverser des temps difficiles, à une époque où, entre deux accalmies, faisaient rage les guerres de religion, à une époque où les épidémies étaient fréquentes, à une époque où un homme malade (car Montaigne souffrit, toute sa vie, de coliques néphrétiques) ne pouvait guère espérer un secours efficace de la médecine, à une époque où, à chaque voyage, l’on pouvait être agressé et rançonné… Montaigne ne fut pas (ou pas uniquement) un philosophe de chambre : il entreprit plusieurs voyages, dont un qui dura des mois, le menant en Italie en passant par l’Allemagne et la Suisse, avant de devoir rentrer à Bordeaux où l’on venait de l’élire comme maire. Il exerça donc aussi les fonctions d’un élu et intervient quelque peu au plan politique, y compris le plus élevé du royaume.

Mais Montaigne n’était pas homme du genre à se targuer de quoi que ce soit. Si beaucoup de lecteurs se reconnaissent en lui, c’est, parce qu’en se décrivant lui-même, en faisant état de ses doutes, en mettant en avant son scepticisme même, il tend à chacun une sorte de miroir. Blaise Pascal (1623-1662) eut beau jeu de juger « sot » ce projet de se peindre, c’est pourtant, ce faisant, que l’auteur des Essais trouva une multitude de lecteurs qui reconnurent en lui un frère en humanité. Certes, la réception de Montaigne évolua au fil du temps, au gré des éditions, au gré, surtout, des changements de mentalité, si bien que si certains louèrent des aspects de Montaigne, ils en dénigrèrent d’autres. Sarah Bakewell, et c’est un des points forts de son livre, s’attache précisément à inventorier la multiplicité des interprétations de Montaigne, nous rappelant, d’ailleurs, au cours d’un des chapitres, que c’est en Angleterre que Montaigne trouva quelques-uns de ses plus fervents admirateurs (mais, il faut le dire, au prix de traductions plus ou moins approximatives). Sans négliger les faits marquants de la vie de Montaigne (un accident de cheval qui faillit lui coûter la vie, son amitié avec La Boétie (1530-1563), celle aussi avec Madame de Gournay (1565-1645), ses voyages, son engagement en tant que maire, etc.), Sarah Bakewell se plaît surtout à rendre compte de l’écriture à la fois simple et complexe des Essais : un livre qui, paradoxalement, du fait de sa simplicité même, peut paraître parfois déroutant. Montaigne se permettait tout dans ce livre, chaque fois qu’il abordait un sujet, il se plaisait à le quitter dès qu’il pouvait, selon son inspiration. Les Essais abondent en digressions : c’est ce qui fait à la fois leur charme et leur difficulté. Encore une fois, ne prenons pas Montaigne comme un maître à penser, il ne l’aurait pas souhaité, mais comme un compagnon qui aide à vivre et à penser.  Sur ce terrain-là, il n’a pas son égal, d’autant plus que, jusqu’au bout, même s’il fut maire de Bordeaux, il est resté un homme simple, presque ordinaire, mais un observateur avisé qui, par exemple, s’interrogea le jour où sa chatte vient le troubler au cours de son travail avec la volonté expresse de jouer.  C’est à partir de là, à partir de faits aussi banals que celui-là qu’il s’est ingénié à écrire : Pascal avait décidément bien tort, ce n’était pas « un sot projet » que celui qu’avait conçu Montaigne ! 

9/10

 

                                                                                     Luc Schweitzer, ss.cc.

 

Tag(s) : #Livres, #Essai, #Philosophie
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