un film d’Abdellatif Kechiche.
Le voilà donc enfin sur nos écrans, ce film qui a déjà fait couler beaucoup d’encre et de salive :célébré au festival de Cannes, encensé par tous les critiques au point qu’on ne peut aller le voir sans être quasi certain d’avoir affaire à un chef d’oeuvre. Les polémiques qui ont agité le petit monde de la cinéphilie n’y changent rien, on nous a dit et répété que « La Vie d’Adèle » est un chef d’oeuvre et nous n’avons donc plus qu’à acquiescer !
Je prendrai donc le risque d’aller à contre-courant (ou à contre-opinion ou à contre-critique) car je n’ai pas du tout le sentiment d’avoir vu un chef d’oeuvre. J’ai vu un film qui certes ne manque pas de qualités (quelques moments ou quelques scènes d’une fulgurante beauté, des actrices d’exception), je ne le nie pas, mais qui, pris dans son ensemble, éreinte, fatigue, annihile le spectateur ! Je suis sorti de la salle saturé et n’en pouvant plus !
Au début du film, avant qu’Adèle ne rencontre Emma, elle essaie de vivre une histoire d’amour avec un garçon, histoire éphémère mais qui donne lieu à quelques dialogues. Ainsi Adèle raconte-t-elle à ce garçon sa passion pour la littérature :« je n’aime pas, précise-t-elle, les professeurs qui se croient tenus de tout expliquer, d’entrer dans tous les détails, car cela bloque l’imagination ! » Or c’est exactement le piège dans lequel est tombé Abdellatif Kechiche :son film est tellement surchargé qu’il bloque l’imagination !
Il y trop de tout dans « La Vie d’Adèle » :le film est beaucoup trop long, les scènes sont beaucoup trop longues, il y a trop de gros plans, trop de réalisme, trop de crudité, trop d’explications, trop de démonstrations…Et, du coup, il n’y a plus de place pour le spectateur ! Quand on voit un tel film, on est sommé de n’être rien d’autre précisément qu’un spectateur, un être passif qui doit assimiler sagement et bêtement tout ce qu’on lui montre. Il n’y a plus de place ni pour l’imagination ni pour l’intelligence du spectateur :tout lui est dit, tout lui est montré, jusqu’à la morve qui souille le beau visage peiné d’Adèle !
Les polémiques qui ont opposé les actrices et le réalisateur ces dernières semaines nous ont tout appris sur le comment. Mais ce qui m’intéresse, ce n’est nullement de savoir comment s’est déroulé le tournage. Je ne tiens pas particulièrement à connaître les secrets de fabrication d’un film. Ce qui m’intéresse beaucoup, par contre, ce sont les questions du pourquoi (en un mot) et du pour quoi (en deux mots). Or plus d’une fois pendant la durée du film je me suis posé ces questions :pourquoi Abdellatif Kechiche a-t-il tourné telle scène et dans quel but ? Les scènes d’étreinte torride, par exemple, apportent-elles quelque chose au film ? A cela je réponds clairement non ! Non seulement ces scènes n’apportent rien, mais en les imposant aux spectateurs, le réalisateur prend le risque d’en faire des voyeurs ! Et ce ne sont pas seulement les scènes de sexe que j’incrimine. Bien d’autres scènes invitent également à quelque chose qui ressemble à du voyeurisme. Pourquoi tant de gros plans sur le visage d’Adèle ? Est-ce nécessaire ? Il y avait tant de manières de raconter cette histoire ; la manière choisie par le réalisateur me laisse très insatisfait.
Dès lors qu’il est question de sexe ou de violence, le mieux est toujours, à mon avis, de suggérer plus que de montrer. Est-ce donc si difficile de miser sur l’intelligence, la sensibilité et l’imagination du spectateur ? A-t-on besoin de tout détailler ? Les grands réalisateurs classiques (les Ernst Lubitsch, John Ford, Billy Wilder, etc. ) savaient bien comment s’y prendre pour tout suggérer sans rien montrer. On me dira qu’à cette époque-là sévissait la censure. Certes, mais aujourd’hui encore, il est des réalisateurs, comme les frères Dardenne, qui savent faire place aux spectateurs, qui savent les rendre en quelque sorte participants de leurs films.
Tel n’est pas le cas avec ce film d’Adbellatif Kechiche, tellement surchargé qu’il en devient fatigant ! Pour bien faire, il faudrait réduire sa durée de moitié ! D’autant plus que le scénario en somme n’a rien que de très banal, sa seule originalité étant qu’il s’agit d’une histoire d’amour lesbienne (mais traitée, il faut le dire, intelligemment, comme une histoire d’amour qui touche à l’universel!). Il faut aussi, malheureusement, déplorer les dialogues :la plupart du temps ils sont d’une grande pauvreté et, quand ils essaient d’échapper à la banalité, c’est pour tomber dans la pédanterie et donc dans une autre forme d’insignifiance (c’est le cas chaque fois que les personnages parlent de littérature, de philosophie ou de peinture!). On n’échappera pas non plus à certains clichés, Adèle et Emma étant issues de deux milieux sociaux opposés :chez la première on mange des spaghettis tandis que chez la deuxième on se régale avec des huîtres !
Je ne veux pas accabler davantage ce film qui offre néanmoins quelques beaux moments de cinéma. Mais, on l’aura compris, quand je me rends dans une salle obscure c’est pour y trouver autre chose que ce que ce film m’a offert. Tout à l’heure j’entendais à la radio l’annonce du prix Nobel de littérature accordé à Alice Munro. Et le commentateur ajoutait :Alice Munro, qui écrit essentiellement des nouvelles, possède l’art de mettre tout un monde dans une forme restreinte. Le film d’Abdellatif Kechiche, c’est un peu le contraire :c’est un tout petit monde qui remplit une forme très ample (le film ayant une durée de trois heures) jusqu’à saturation !
5/10
Luc Schweitzer,sscc