un film de Mike Leigh.
"Un pareil homme, et je l'entends dans sa totalité : sa vie, ses mœurs, sa bassesse, et son aspect, avoir écrit les vers qu'il a écrits, avoir eu en lui un tel don de poésie.(...) Un tel homme, répugnant, même au physique – je me le rappelle fort bien, - avoir été ce poète ! Quel prodige." Ces lignes, écrites par Paul Léautaud dans son "Journal littéraire" à propos de Verlaine, pourraient servir à décrire le peintre William Turner (1775-1851) tel que le montre Mike Leigh dans ce film. Il suffirait de remplacer les termes ressortissant au domaine de la poésie par d'autres empruntés à celui de la peinture.
Les artistes, y compris les plus grands, n'ont parfois rien d'aimable: ni leur physique, ni leur caractère ni leurs moeurs n'autorisent à les décrire de manière sympathique. Dans le film de Mike Leigh, William Turner (formidablement interprété par Timothy Spall, prix d'interprétation masculine à Cannes) semble n'être qu'un grognon et laid personnage qui, de plus, n'éprouve que mépris pour ses semblables. Rien d'attirant donc, chez un tel être, si ce n'est qu'il s'agit d'un très grand artiste, d'un peintre qui sut marquer de son génie l'art pictural anglais du XIXe siècle, bien davantage que ses contemporains, tel Constable pour qui il n'éprouvait d'ailleurs que du mépris.
Un tel portrait (celui de l'artiste, laid extérieurement, mais recelant au profond de lui des trésors de beauté) pourrait évidemment manquer singulièrement de subtilité et apparaître à la fois grossier et caricatural. Mais Mike Leigh a su échapper à ces travers: avec finesse, par petites touches, il montre que les apparences sont trompeuses et que le peintre bourru est habité par un coeur d'homme, que, sous ses airs hautains, est dissimulé une âme sensible, si sensible que, quand l'occasion s'y prête, les grognements font place aux larmes et aux sanglots d'un enfant.
Sans trop s'attarder sur les scènes spectaculaires (Turner se faisant attacher au mât d'un navire pour mieux être au coeur d'une tempête), le réalisateur nous montre un artiste voyageant, toujours à la recherche de paysages, de couleurs, de lumière, d'impressions, de beauté. Un artiste de plus en plus incompris certes (mais par des critiques, tel John Ruskin, tellement imbus d'eux-mêmes qu'ils en sont ridicules) tout en étant conscient que son oeuvre restera (c'est pourquoi il vaut mieux qu'elle demeure visible par tous plutôt que d'être vendue à un particulier).
Sous ses airs de film classique, voire académique, c'est une oeuvre tout en finesse et en subtilités que nous livre Mike Leigh. Servi par un prodigieux acteur, par des décors superbes, par des paysages, par une lumière et par une photographie qui fascinent tant ils sont en corrélation avec les toiles du peintre, ce film passionnant laisse une profonde impression d'humanité. Et l'on finit presque par éprouver de la tendresse pour ce grognon de William Turner!
8,5/10
Luc Schweitzer, sscc