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WINTER SLEEP

un film de Nuri Bilge Ceylan.

 

Auréolé de la Palme d'Or qui lui a été décernée au festival de Cannes, voici donc ce film du turc Nuri Bilge Ceylan, sans conteste un des plus grands cinéastes d'aujourd'hui. Cette oeuvre d'une durée inhabituelle (3h16!) n'en tient pas moins le spectateur en haleine par son intensité, sa beauté, sa cruauté et la perfection de sa mise en scène.

Tout se déroule dans un paysage austère et beau de la Cappadoce, autour d'un village de maisons troglodytes, là où Aydin s'est retiré, après avoir mené une carrière de comédien (mais sans jamais s'abaisser à jouer dans des films de télévision, comme il l'affirme!), afin de de prendre la direction d'un hôtel. L'hiver arrive et les touristes se font rares. Comment donc s'occuper dans ce coin perdu de campagne presque dénué de distractions? Aydin passe une grande partie de son temps assis à son bureau et pianotant sur son ordinateur. Il rédige des articles pour une feuille de chou locale et s'est mis en tête de rédiger une histoire du théâtre turc.

Près de lui se tiennent des personnages, son chauffeur et homme à tout faire et, surtout, les deux femmes qui partagent sa vie. Sa soeur Necla s'est retirée là après son divorce, mais elle regrette déjà les splendeurs délaissées d'Istanbul et s'ennuie ferme! Elle passe son temps allongée sur un sofa, pétrie d'oisiveté près de son frère et commentant ses articles ... Car, prétend-elle, elle n'est pas si oisive qu'elle en a l'air, sa tête fonctionne sans arrêt et elle ne se prive pas d'éreinter sans pitié les écrits d'Aydin. L'autre femme qui vit là, c'est l'épouse de celui-ci, Nihal, bien plus jeune que lui et qui, elle aussi, s'est cherchée une occupation pour agrémenter ses journées. D'autant plus que les relations entre mari et femme se sont fort distendues... Nihal essaie donc de combler le vide de ses journées en se livrant à une activité caritative, aidée et soutenue par des habitants du village dont l'instituteur.

Entre Aydin et les deux femmes, tout au long du film, la tension monte et les propos sont de plus en plus acerbes. Necla ne se prive pas de faire remarquer à son frère que ses articles, bien souvent, ne valent pas grand chose. Il a beau se pavaner en lisant une lettre d'une de ses lectrices, une lettre admirative mais surtout quémandeuse, cela ne change rien à l'inanité de ses propos, lui qui se mêle d'écrire même sur des sujets dont il ignore tout !

Mais c'est entre lui et son épouse Nihal que grandit surtout l'incompréhension. Des événements, qui pourraient paraître presque minimes, en sont les révélateurs. A commencer par le geste violent d'un gamin qui a jeté une pierre et cassé une vitre de la voiture d'Aydin. Ramené chez lui, l'enfant se trouve être le fils d'un locataire impécunieux de ce dernier. S'ensuit une altercation entre le père du briseur de vitre, le chauffeur d'Aydin et l'oncle du gamin. Et que fait Aydin pendant ce temps ? Il reste bien à l'écart, loin de la scène, comme un spectateur qui se mettrait tout au fond d'une salle de spectacle afin de n'être pas souillé par le moindre postillon venu de la scène. Lui qui se glorifie volontiers de sa carrière de comédien, le voilà métamorphosé en spectateur. Il n'est plus responsable de rien : si les huissiers sont intervenus chez le mauvais payeur, c'est un automatisme, il n'y est pour rien !

Mais Aydin est aussi et surtout jaloux de sa femme : il voit d'un mauvais œil ses activités caritatives et les liens qui se sont tissés avec l'instituteur et d'autres villageois. Et quand il décide de prendre les choses en main, quand il cherche à reprendre une place d'acteur, il s'y prend de la pire manière qui soit, provoquant la gêne, la peine, la colère de Nihal. Elle le lui dira, dans une scène d'une terrible intensité ! Son orgueil, sa morgue, sa propension à humilier les autres et à les mépriser... Nihal se libère du poids de ses rancoeurs en assenant à son mari ses quatre vérités !

Mais elle-même, si opposée de caractère à son mari, si touchante, si désireuse de faire le bien, elle, Nihal, qui a le cœur sur la main, elle qui ne supporte pas la souffrance des autres, comment s'y prendra-t-elle ? Comment fera-t-elle pour soulager la misère d'autrui ? Saura-t-elle faire le geste qui convient ? Saura-t-elle éviter les maladresses ?

Ce film certes très long, mais d'une force telle qu'on ne peut pas s'y ennuyer, s'inspire de récits de Tchekhov et semble poursuivre l'exploration entreprise jadis par Ingmar Bergman dans un film comme « Scènes de la vie conjugale ». Comme le grand cinéaste suédois, Ceylan expose sans pitié les atermoiements et les souffrances d'un couple en crise. Il le fait d'ailleurs d'une manière très théâtrale, le film se composant en grande partie de longues scènes très dialoguées, magnifiquement éclairées et parfois discrètement accompagnées par la mélodie d'une des plus belles sonates de Schubert. Un grand film et une Palme d'Or méritée.

8,5/10

 

Luc Schweitzer, sscc

 

Tag(s) : #Films
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