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LA NUIT DES BÉGUINES

Un roman de Aline Kiner.

 

 

Peut-être sommes-nous enclins à croire ou à penser que les interrogations, voire les revendications, féministes issues des rangs des catholiques sont une spécificité de notre temps. Les scandales qui ont éclaboussé et, probablement, continueront de ternir gravement l’image de l’Eglise ont donné lieu, entre autres, à des questionnements on ne peut plus justifiés sur la place des femmes, non seulement au sein des communautés, mais aussi quant à l'accès aux niveaux supérieurs de la hiérarchie. Dernièrement, une théologienne, Anne Soupa, voulant signifier par là la volonté de changement de plus d’un catholique, s’est portée candidate à l’archevêché de Lyon. Si son initiative a été largement soutenue (et je m’en réjouis), elle a aussi, bien évidemment, suscité colère ou mépris de la part de toute une frange conservatrice de l’Eglise catholique de France.

Pour comprendre le fonctionnement de l’Eglise, le statut démesuré accordé aux clercs (privilège réservé au sexe masculin), le peu de crédit accordé aux femmes (même si ce sont elles qui assurent presque exclusivement certains services, comme celui de la catéchèse des enfants), il peut être fort judicieux d’étudier des pages d’histoire. Elles nous rappellent précisément comment l’Eglise, à partir du IIIème siècle, a accordé de plus en plus de place aux clercs, jusqu’à en sacraliser la fonction, et, du même coup, a relégué les femmes à des rangs subalternes qui les contraignaient à la soumission, au service (voire à la servitude), à l’obéissance aveugle (soit à un mari, soit aux supérieurs religieux). Tout cela exigerait de longs développements qui ne sont pas de mon ressort, mais on pourra consulter, avec profit, les livres d’histoire qui traitent de ce sujet.

Pour ce qui concerne les revendications féministes, même si elles s’exprimaient différemment dans le passé, quoi qu’il en soit elles ne datent pas d’aujourd’hui. Il s’est toujours trouvé des femmes qui ont entrepris d’échapper, peu ou prou, aux règles imposées par les clercs. Il y eut même une période d’une durée d’à peu près un siècle, durant laquelle des femmes purent mener une vie qui les soustrayaient, en partie, aux cadres soigneusement édictés par le clergé. Ces femmes sont connues sous le nom de béguines. Les béguinages se répandirent dans divers pays d’Europe aux XIIIème et XIVème siècles, y compris en France où certains d’entre eux furent fondés par le roi Louis IX en personne et placés sous sa protection. A Paris, le grand béguinage fut implanté dans le quartier du Marais, près de l’église St Paul.

Or ces béguinages, après la mort de Louis IX et, tout particulièrement, sous le règne de Philippe IV le Bel (1268-1314), suscitèrent des inquiétudes chez les clercs, inquiétudes telles qu’elles les conduisirent à rechercher leur interdiction. L’époque était propice et certains ne manquèrent pas d’en profiter. Le règne de Philippe le Bel se distingua aussi par la persécution contre les Templiers (dont certains furent brûlés vifs), par l’expulsion des Juifs et des Lombards, par la faillite du trésor royal et bien d’autres troubles encore.

Pour ce qui concerne les béguines, tout commença par l’arrestation de l’une d’entre elles, une valenciennoise nommée Marguerite Porete qui se fit connaître par un ouvrage (Le Miroir des âmes simples et anéanties), ouvrage où elle osait aborder des questions de théologie (privilège réservé aux clercs), critiquant implicitant ces derniers et prônant une fusion amoureuse avec le Créateur sans besoin de l’intervention de l’Eglise. Or, pour l’inquisiteur général Guillaume de Paris, « toute femme n’étant ni épouse ni nonne est suspecte. Surtout lorsqu’elle s’acharne à prêcher, usurpant les privilèges du clergé. Et des hommes. » Marguerite Porete, comme le rappelle également l’ouvrage collectif Femmes et Littérature publié récemment par Folio, condamnée en tant qu’hérétique, fut brûlée vive le 1er juin 1310, tandis que son livre était interdit.

C’est dans cette période troublée, complexe, que Aline Kiner situe son passionnant roman La Nuit des béguines. Elle y raconte, avec intelligence, avec finesse, les destinées conjointes de quelques-unes d’entre elles, s’efforçant, du même coup, de manière convaincante, de décrire la vie quotidienne de ces femmes. Certaines étaient des veuves qui avaient opté pour ce mode de vie, d’autres avaient rejoint très tôt le béguinage, parfois par la force des choses. Ainsi de Maheut, jeune femme qui se fait remarquer par sa chevelure rousse, et qui, après avoir été mariée de force, s’est enfuie pour trouver un refuge au béguinage. Aline Kiner raconte, de façon saisissante, son histoire tout comme celles des protagonistes qui lui viennent en aide, d’autant plus lorsque Maheut découvre qu’elle est enceinte pour ensuite mettre au monde une fille prénommée Leonor, dont elle a bien du mal à s’occuper. Mais le roman rapporte aussi comment l’une des béguines, prenant d’énormes risques, s’efforce, avec la collaboration d’un franciscain, de sauver de la destruction le livre de Marguerite Porete.

Les béguines inquiétèrent si grandement de nombreux clercs qu'ils finirent par avoir gain de cause, comme le rappelle aussi Aline Kiner. C’est même à l’occasion d’un concile (celui de Vienne en 1311-1312) que furent condamnés et interdits les béguinages. Le pape Clément V en publia les décrets le 21 mars 1314 : « Le texte, écrit Aline Kiner, condamne sévèrement le mode de vie en communauté [des béguines], leur habit qui ressemble parfois à celui des nonnes (…). Le décret leur reproche aussi de prêcher et de s’engager dans des spéculations théologiques qui risquent d’induire le simple peuple en erreur. » Ce fut, en fin de compte, sous le pontificat de Jean XXII, en 1317, que le statut de béguines fut condamné et prohibé, une formule ambiguë de la fin du décret faisant néanmoins dépendre le sort des béguinages du bon vouloir des autorités locales.

Lire ce roman captivant, c’est aussi, inévitablement, s’interroger au sujet de l’Eglise d’aujourd’hui, non seulement quant à la place des femmes (il serait grand temps d’entreprendre des réformes, me semble-t-il), mais également quant au cléricalisme qui, malgré les mises en garde du pape François, est loin d’avoir dit son dernier mot. Que l’on songe, par exemple, aux réactions apeurées de nombreux clercs durant la période de confinement, due au coronavirus, que nous venons de traverser. Comme s’ils allaient perdre le peu de pouvoir ou d’influence qu’ils gardent encore sur les quelques fidèles qui viennent dans les églises ! Plutôt que de diffuser « leurs messes » sur les réseaux sociaux, n’auraient-ils pas dû se réjouir d’avoir affaire à des laïcs, à des croyants, femmes et hommes, on ne peut plus aptes à vivre et célébrer la foi en Jésus-Christ sans un recours systématique aux paroles des prêtres ! De plus, cela aurait pu être l’occasion, pour des femmes, de prêcher, d’une manière ou d’une autre, en attendant que les curés et autres responsables d’Eglise les y invitent entre les murs des édifices religieux, y compris à l'occasion des messes ! Quoi qu'il en soit, en attendant les réformes nécessaires, il n'est pas interdit de manifester son désir de changement, par exemple en apportant son soutien à Anne Soupa!

8/10

 

                                                                                                   Luc Schweitzer, ss.cc.

Tag(s) : #Livres, #Romans
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