Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

LA NUIT DU BÛCHER

Un roman de Sándor Márai.

 

 

Parmi les nombreuses réformes auxquelles devrait s’atteler l’Église catholique, il en est une qui peut paraître de peu d’importance ou tout à fait secondaire, mais qui n’en aurait pas moins une portée symbolique non négligeable si elle devenait effective. Il s’agirait, par un simple décret, de supprimer du calendrier sanctoral quelques hommes d’Église indûment canonisés ou, en tout cas, dont la présence au rang des « saints » pose de sérieuses difficultés. Comment accepter, par exemple, qu’un Cyrille d’Alexandrie (v. 375-444) soit toujours compté au nombre des saints alors qu’il fut l’instigateur d’une persécution contre les Juifs et fut à l’origine de véritables pogroms au cours desquels fut lynchée la philosophe païenne Hypatie ? Plus près de nous, comment admettre qu’un Robert Bellarmin (1542-1621) soit toujours compté non seulement au nombre des saints mais à celui des docteurs de l’Église ? Or cet homme, ce jésuite, qui fut créé cardinal, s’illustra, en tant que membre de l’Inquisition romaine, entre autres, dans deux des procès les plus retentissants de son époque : celui qui condamna au bûcher un ancien frère dominicain accusé d’hérésie du nom de Giordano Bruno ; et celui, particulièrement célèbre, qui somma Galilée de cesser d’enseigner.

Dans La Nuit du Bûcher de l’écrivain hongrois Sándor Márai (1900-1989), c’est de la condamnation et de la mise à mort de Giordano Bruno dont il est question. Pour en faire le récit, le romancier a eu l’ingénieuse idée de créer un personnage, en l’occurrence un frère carme dont le nom, d’ailleurs, n’est jamais indiqué, qui, venu d’Avila en Espagne où il est, en quelque sorte, en apprentissage au sein de l’Inquisition, veut parfaire sa formation en tant qu’observateur des usages romains. Au jeu pervers de l’Inquisition, en effet, c’est Rome qui est la référence et le modèle.

Écrit à la première personne du singulier, sous la forme du compte-rendu du voyage initiatique de ce frère carme (de 1598 à 1600), le texte abonde en constatations et en analyses sur les méthodes des inquisiteurs romains, mais aussi et surtout sur le but à atteindre pour ceux qui se donnent corps et âme à cette sombre mission. Or c’est d’une véritable société totalitaire dont il s’agit, une société qui n’a rien à envier à celle qu’imagine, de manière futuriste, le romancier George Orwell dans son 1984. Il n’est pas nécessaire de se projeter dans le futur pour décrire un monde d’oppression, certaines pages de l’histoire font totalement l’affaire.

À Rome, sous le règne du pape Clément VIII, le cardinal inquisiteur Robert Bellarmin s’ingénie à mettre en place un système de surveillance et de délation auquel nul ne peut échapper. Tout homme (et toute femme) étant considéré(e) comme potentiellement hérétique, Robert Bellarmin, au moyen de son esprit retors, a imaginé de s’appuyer sur la candeur des enfants, prompts à répéter innocemment les propos de leurs parents. À cela s’ajoutent, bien évidemment, les suspicions et les haines de tous les tyrans. Elles visent particulièrement les livres, la connaissance ou le savoir étant considérée comme la voie royale menant à l’hérésie.

Mais surtout, et c’est sur ce point qu’insiste énormément le texte, il s’agit, lorsqu’un « hérétique » est arrêté et mis en prison, de s’assurer de son repentir et de sa conversion. En somme, pour les inquisiteurs, le but à atteindre, c’est de sauver l’âme de celui qui s’est prétendument égaré. Pour ce faire, tous les moyens sont bons, à commencer par la torture, mais également, de manière plus douce, par des essais de persuasion au moyen de raisonnements. Il est des hommes formés pour parvenir à cette fin : on les appelle confortatori. Si ces hommes échouent, si le condamné meurt sur le bûcher sans s’être repenti, les inquisiteurs en sont très affectés. Mais les échecs sont rares, les moyens de persuasion et d’intimidation particulièrement efficaces.

Or, dans le cas de Giordano Bruno, tous les efforts déployés par les confortatori sont vains. Le condamné, lui qui avait osé prêcher l’accord de l’intelligence et de la foi, ce que Bellarmin considérait comme une traîtrise, le condamné, humilié, dénudé, est brûlé vif sans avoir accordé à ses bourreaux un mot de contrition.

Sans vouloir dévoiler plus que nécessaire la fin de cet impressionnant roman, je peux néanmoins préciser que la mort sans repentance de Giordano Bruno non seulement ne laisse pas indifférent le frère carme, le narrateur, mais qu’elle introduit le doute dans son esprit. Lui qui avait entrepris le voyage à Rome afin de parachever sa formation d’inquisiteur, le voilà ébranlé dans ses convictions et prêt à poursuivre sa route plutôt que de rentrer en Espagne. Mais poursuivre sa route pour aller où et pour y découvrir quoi ? D’autres réalités peut-être mais aussi d’autres formes d’oppression car, dans le monde de cette époque, elles ne sont pas rares. 

8/10

 

                                                                                     Luc Schweitzer, ss.cc.

Tag(s) : #Livres, #Romans, #Histoire, #Eglise
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :