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INDES GALANTES

Un film de Philippe Béziat.

 

 

« Dans la rue, la Musique ! », s’exclamait Léo Ferré dans Muss es sein ? Es muss sein ! Et si, puisque la musique (entendons celle des grands compositeurs) ne veut décidément pas y aller, dans la rue, ou beaucoup trop rarement, si c’était la rue qui allait à la musique ! Si c’était le peuple, représenté, en l’occurrence, par des artistes de rue, qui investissait, même pour un temps limité, un des temples dédiés à la musique ! Et pourquoi pas par une prise de la Bastille, enfin, plus exactement de l’Opéra-Bastille ?

Telle fut l’idée de génie qui vint à l’esprit de Clément Cogitore lorsque, en 2019, il fut sollicité pour mettre en scène Les Indes Galantes, un opéra de Jean-Philippe Rameau (1683-1764), créé pour la première fois en 1735. Cet opéra, qui se distingue par ses nombreuses scènes de ballet, fut écrit et composé à une époque où, en France et dans les autres pays d’Europe, l’on s’interrogeait au sujet des autres cultures et à propos des peuples lointains. C’est pourquoi Les Indes Galantes se divise en quatre entrées, chacune proposant le tableau d’un des peuples qui fascinaient et intriguaient les européens de ce temps-là : cela commence par Le Turc généreux, puis viennent Les Incas du Pérou, ensuite La fête persane et, enfin, Les Sauvages (ces derniers étant, en vérité, les peuples indiens d’Amérique). C’est aussi l’époque où, influencés par divers auteurs, beaucoup voit dans ces « sauvages » des hommes bons, proches de l’état de nature, non encore corrompus par la « civilisation ». Néanmoins, c’est aussi une époque de conquête et de colonisation qui se solde bientôt par des massacres de ces mêmes prétendus « sauvages ».  

Cet opéra de Rameau, de toute beauté, n’en est pas moins, il est vrai, farci de lieux communs véhiculés au début du XVIIIème siècle. Le mettre en scène aujourd’hui, n’en déplaise aux puristes, suppose de le faire dialoguer avec les réalités qui sont les nôtres, ce que Clément Cogitore réussit à faire, avec audace mais aussi avec intelligence, en superposant les clichés d’aujourd’hui à ceux d’hier tout en les déconstruisant : « Un stéréotype, explique-t-il, c’est quelqu’un avec qui on n’a pas passé assez de temps. » Le film de Philippe Béziat en rend compte, étape par étape, depuis les premières répétitions jusqu’à la première représentation. Ce processus de création s’avère d’autant plus intéressant qu’il fait se rencontrer des artistes, des intervenants, qui, habituellement, travaillent indépendamment les uns des autres. Ce sont, en effet, à des danseurs habitués à se produire dans les rues, danseurs de hip-hop et de multiples formes de danses urbaines, que sont confiées les nombreuses parties dansées de l’opéra. Venus de tous horizons, des quatre coins du monde, c’est peu dire que ces artistes ne sont pas habitués à fouler les sols de l’opéra. Quant aux musiciens de l’orchestre et aux chanteuses et chanteurs lyriques, ils n’ont certes pas d’appétence particulière pour les arts de la rue. Pourtant, assez rapidement, ces deux mondes distincts, non seulement en viennent à collaborer avec succès, mais ne tardent pas à éprouver de l’admiration l’un pour l’autre. Entendre des danseurs de hip-hop dire combien ils s’émerveillent en écoutant les chanteurs d’opéra, c’est pour le moins réjouissant.

Philippe Béziat, le réalisateur, s’attache précisément à donner la parole à quelques-uns des artistes venus de la rue. Entendre l’un d’eux expliquer combien il est habité par toutes celles et tous ceux qui l’ont précédé sur le chemin de la vie, ce n’est pas anodin. En entendre un autre s’étonner du costume qu’il va devoir porter sur scène, c’est pour le moins plaisant. Des visages, des corps se distinguent, chacun apportant sa singularité en vue de construire une œuvre marquante, même si, par essence, elle est éphémère. Et quand arrive le ballet le plus célèbre de tout l’opéra, la danse du grand calumet de la paix, censé faire se trémousser les « sauvages » d’Amérique, c’est avec leurs poings levés que les danseurs de rue la concluent. Au bout du compte, les spectateurs de l’opéra de la Bastille leur font une ovation plus que méritée. Quant aux critiques des journalistes, elles furent, paraît-il, divisées, certaines ne se privant d’éreinter ces innovations de mise de scène, non sans user, parfois, de perfidie. Mais qu’importe ! Si nous n’avons pas pu voir l’opéra tel qu’il fut donné à la Bastille, nous pouvons au moins, maintenant, grâce à ce documentaire, exprimer notre enthousiasme plutôt que notre rejet! Et espérer que l’initiative de faire venir les artistes de la rue dans nos temples musicaux connaîtra d’autres prolongements.  

8,5/10

 

                                                                                     Luc Schweitzer, ss.cc.

Tag(s) : #Films, #Documentaires, #Opéras
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