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ANNETTE

Un film de Leos Carax.

 

Y avait-il meilleure porte d’entrée au festival de Cannes 2021 que ce film grandiose ? Après des mois de disette due à la pandémie, les salles de cinéma fermées, le festival de Cannes 2020 annulé, le spectacle organisé, orchestré, par Leos Carax devrait convaincre n’importe quel amateur de 7ème art que rien ne peut se substituer au grand écran. Si, par défaut, il avait fallu se contenter de le voir sur une plateforme de streaming, genre Netflix, il est certain que nous n’aurions pas pu ni le goûter ni le savourer comme il se doit. D’entrée de jeu, en effet, nous sommes conviés, nous les spectateurs, invités par Leos Carax en personne, à entrer dans le spectacle total : « accordez votre pleine attention, nous dit-il, donnez-vous en entier à la lumière et aux sons, réagissez, riez, pleurez (…) mais dans le silence de vos esprits, sans jamais détourner le regard. »

Pas de danger de ce côté-là, en vérité, tant la représentation est prenante, fascinante même, de son point de départ à son point d’arrivée. Leos Carax, malignement, intelligemment, nous propose de nous immerger dans un spectacle inventif et pleinement assumé qui se présente néanmoins, paradoxalement, comme une critique de la société du spectacle ou, en tout cas, de ceux qui en sont les acteurs et les actrices, mais aussi, implicitement, des spectateurs qui, d’une manière ou d’une autre, ont un statut de complices. Il ne peut pas y avoir de show s’il n’y a personne ni pour applaudir ni pour huer (peu importe).

Tout le film s’organise donc autour de ces notions, de ces contradictions. Et le spectacle est d’autant plus splendide, d’autant plus ensorcelant qu’il est entièrement musical. Même les dialogues, sauf quelques exceptions, sont chantées. Les musiques, les compositions, confiées au groupe de pop-rock Sparks sont d’indéniables réussites. Elles contribuent extraordinairement à la réussite d’un film qui dépend entièrement d’elles. Elles sont habilement diversifiées, passant d’un air rock à un air qui ne déparerait pas dans un opéra classique.

Dès le début donc, après les recommandations du metteur du scène, c’est le show qui commence et il le fait sous forme d’une exaltante parade. Au premier rang, se détachent les deux protagonistes principaux du film : Henry (Adam Driver), un artiste de stand-up, autrement dit un amuseur se produisant sur scène dans le but de faire rire son public ; et Ann (Marion Cotillard), une artiste lyrique, soprano se produisant dans des opéras. Ils sont tombés amoureux l’un de l’autre, ils chantent leur amour, mais déjà quelque chose semble aller de travers ou, en tout cas, semble indiquer qu’il ne faut pas trop se fier aux apparences. Le signe en est la pomme que croque Ann, cette pomme qui ressurgit dans d’autres scènes du film : le symbole est sans doute un peu trop appuyé, mais il est efficace et sa fonction n’est pas superflue.

Le film court, en effet, le risque d’un déséquilibre entre les deux personnages principaux : Henry ne tarde pas à dévoiler son âme sombre, très noire, destructrice même, alors que, par contraste, on pourrait percevoir Ann comme un personnage limpide, droit, pur. Lors d’un de leurs dialogues, Henry dit de son public qu’il l’a tué, tandis qu’Ann, elle qui incarne des héroïnes qui meurent invariablement à la fin des opéras, affirme de son public qu’elle l’a sauvé. La vérité n’est pas aussi simpliste ni aussi tranchée, la pomme est là pour l’indiquer.

Henry et Ann font l’amour en chantant et, bientôt, vient au monde le fruit de ces ébats : Ann est enceinte puis donne naissance à une fillette prénommée Annette. Or c’est précisément à partir de cet événement que le film intensifie sa part de nuit qui est aussi course à l’abîme. On n’a pas affaire ici, certes non, à une comédie musicale, l’expression ne convient pas pour un film aussi sombre. Même si, comme je viens de l’indiquer, Ann n’est pas pure de tout reproche (cela est d’ailleurs affirmé à la fin du film), c’est surtout Henry qui se dévoie de plus en plus dans une sorte de course folle vers les ténèbres, celle de la mort et de l’exploitation d’autrui. Depuis sa première apparition sur la scène en tant que comédien de stand-up, on le devine hanté par la mort. Or, plus tard, dans un de ses shows, il semble ne plus y avoir qu’elle, thanatos a éliminé éros, ce qui ne fait plus rire personne.

Le spectacle, poussé à son paroxysme, donne, stricto sensu, la mort, tout en engendrant et mettant en scène des êtres qui ne sont plus vraiment des vivants, mais plutôt des monstres de foire ou autre chose encore. Bientôt, ce n’est plus d’Ann dont il est question, mais d’Annette, la fillette du couple maudit. De cette petite fille, il faut en dire le moins possible pour ne rien divulgâcher aux futurs spectateurs. Disons donc simplement que son apparence n’est pas ordinaire et qu’elle est dotée d’un pouvoir merveilleux. Et ajoutons que c’est à elle que revient, très opportunément, le fin mot de l’histoire. Car si ce film, tout en étant enchanteur, n’en est pas moins très sombre, il n’est pas cependant totalement désespéré. Ses protagonistes, en particulier Henry, ont beau avoir exploité l’enfance, ils ne l’ont pas détruite. Un retournement final l’indique avec force dans une scène sublime qui pose, entre autres, la question du pardon. Impossible pardon ? La réponse reste en suspens… 

9/10

 

                                                                                     Luc Schweitzer, ss.cc.

Tag(s) : #Films, #Film musical, #Drame
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