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BERGMAN ISLAND

Un film de Mia Hansen-Løve.

 

 

Pour un couple, c’est un peu comme tenter le diable que de prendre pension dans la maison même et de coucher dans la chambre qui a servi de décor à Scènes de la vie conjugale (1973), le film qui est réputé pour avoir « fait divorcer des millions de gens ». C’est, du moins, ce que prétend la femme qui y accueille de nouveaux locataires, Chris (Vicky Krieps) et Tony (Tim Roth), tous deux cinéastes et tous deux désireux de trouver là l’inspiration et, ainsi, de parvenir, chacun de son côté, à écrire le scénario d’un prochain film.

Si le lieu n’est pas idéal pour ce qui concerne le couple en tant que tel, il semble l’être, par contre, pour ce qui concerne ce travail particulier. Ne sommes-nous pas sur l’île de Fårö, celle où vécut Ingmar Bergman (1918-2007) et où il tourna six de ses films ! Chris et Tony ne jurent que par lui, tout en se demandant, non sans se taquiner, s’ils ont bien fait d’élire domicile dans la fameuse maison, celle dont il vaut mieux se tenir éloigné si l’on veut rester un couple uni.

Sur l’île de Fårö, aujourd’hui, on n’entend parler que de Bergman et l’on n’y vient chercher que ce qui demeure de son passage, au grand dam de certains habitants du lieu qui, agacés par les requêtes des visiteurs, font semblant de ne pas même connaître le nom du grand homme. Il faut dire qu’il y a affluence de touristes, au point qu’est organisé, pour eux, un « safari Bergman ». C’est tout juste si l’on n’est pas dans un parc d’attractions dédié au génie du 7ème art.

Un génie dont il est forcément question, à de nombreuses reprises, dans le film de Mia Hansen-Løve. Tous les aspects de sa personne y sont mentionnés, voire débattus. Bergman était-il croyant ? S’était-il réellement débarrassé de Dieu au moment du tournage des Communiants (1963) ? Peut-on trouver un seul film léger dans son abondante filmographie ? Non, répond le projectionniste qui propose à Chris et Tony de leur passer un film du maître dans la salle qu’il s’était fait construire ! Bergman était-il aussi tourmenté que les personnages de ses films, au point d’être déplaisant ? Et qu’en est-il de ses nombreuses conquêtes féminines et, surtout, des neuf enfants dont il fut le père ? Neuf enfants dont, paraît-il, il ne s’occupa quasiment pas, le grand artiste qu’il était ayant autre chose à faire. Voilà du grain à moudre pour toutes celles et tous ceux qui, aujourd’hui, ne veulent plus entendre parler d’une prétendue « séparation entre l’homme et l’artiste ».

Or, précisément, le film de Mia Hansen-Løve, s’il est tout entier placé sous les auspices de Bergman, parvient, de manière très subtile, à se détacher de ce dernier, sinon même, au bout du compte, à en prendre le contrepied. S’il y a de la cruauté dans ce que met en scène Mia Hansen-Løve, il n’y a cependant ni fatalité ni désespoir. Sa finesse d’écriture et la précision de sa réalisation font merveille quand il s’agit de rendre perceptible le risque d’éloignement des deux époux. Lors d’une absence de Tony, Chris consulte le cahier dans lequel son époux a commencé de rédiger son scénario de film : elle s’étonne de ce qu’il a déjà produit et l’envie. Mais surtout, alors que Tony participe au « safari Bergman », elle préfère s’en aller seule à la découverte de l’île, ce qui occasionne une rencontre, celle d’un étudiant en cinéma avec qui elle se met à flirter quelque peu. Ces scènes, ainsi que d’autres encore, nous font percevoir, à petits traits, la perte du désir entre les deux époux.

Mais il est une autre histoire de couple qui intervient alors dans le film, une histoire fictive mais qui n’en prend pas moins l’intensité du vécu. Cette histoire, c’est celle que crée Chris, car, tout de même, elle aussi a commencé à travailler à son scénario et elle tient à en partager le contenu à Tony. Arrivent donc Amy (Mia Wasikowska) et Joseph (Anders Damielsen Lie) que Chris a imaginés débarquant, eux aussi, à Fårö, à l’occasion d’un mariage auquel ils sont invités. Pour eux, ce sont des retrouvailles : ils se connaissent de longue date, se sont aimés, séparés, aimés et séparés à nouveau et, en fin de compte, chacun d’eux a construit sa vie avec quelqu’un d’autre. Tout de suite, l’on perçoit que, malgré tout, les désirs qu’ils éprouvent l’un pour l’autre sont demeurés intacts, à vrai dire plus du côté d’Amy que de celui de Joseph. Leur histoire, le temps d’un week-end à Fårö, belle, sensuelle, touchante, cruelle, fait évidemment écho à celle du couple Chis et Tony. Mia Hansen-Løve parvient à merveille à mettre en résonances ces deux histoires de couples, le tout sous l’ombre imposante de Bergman. Néanmoins, nous ne sommes pas chez ce dernier et, s’il y a de la cruauté dans ce film, il y a, en contrepoint, beaucoup de douceur. Et puis, en fin de compte, il y a l’enfant. Car Chris et Tony sont parents et leur fillette arrive, elle aussi, à Fårö, à la fin du film. C’est Tony qui est allé la chercher et, quand l’enfant aperçoit sa mère, elle court se jeter dans ses bras. Manière de dire, il me semble, que faire du cinéma et élever un (ou plusieurs) enfant(s) ne sont pas deux choses incompatibles, n’en déplaise aux mânes du grand Bergman… 

8,5/10

 

                                                                                     Luc Schweitzer, ss.cc.

Tag(s) : #Films, #Comédie dramatique
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