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OUISTREHAM

Un film de Emmanuel Carrère.

 

 

Le mensonge est-il licite lorsque l’intention est bonne ou lorsque le but poursuivi est louable ? Cette question, qui pourrait convenir en tant que sujet de l’épreuve de philosophie du Bac, est bel et bien sous-jacente à tout le film d’Emmanuel Carrère, un film qui s’interroge en effet, plus précisément, sur la légitimité d’un journalisme d’immersion qui oblige l’enquêteur ou l’enquêtrice à se faire passer pour ce qu’il (elle) n’est pas. Mais comment justifier ce qu’il faut bien appeler une sorte d’imposture aux yeux de ceux et de celles à qui l’on ment ?

Ce sujet, on ne peut plus familier à Emmanuel Carrère puisqu’il l’a abordé, d’une manière ou d’une autre, dans plusieurs de ses livres, à commencer par L’Adversaire (2000) sur l’affaire Jean-Claude Romand, ce sujet donc, celui-ci le traite aujourd’hui au cinéma en adaptant Le Quai de Ouistreham (2010), le récit-enquête de Florence Aubenas qui avait pour ambition de traiter de la crise au moyen d’une investigation au cœur même de ceux qui la subissaient de plein fouet, en l’occurrence les agents d’entretien (c’est l’expression dont on use aujourd’hui pour ne plus dire « femmes de ménage »).  C’était le moyen qui lui avait paru le meilleur pour témoigner avec justesse de la précarité subie par une partie de la population française. Et quel témoignage plus juste peut-on donner que de partager les conditions de travail de celles et de ceux qui oeuvrent dans l’ombre ?

Ce sujet, Emmanuel Carrère le filme avec un étonnant savoir-faire pour quelqu’un qui n’est pas du métier. Cela étant, les exemples d’écrivains s’étant convertis en cinéastes ne manquent pas et, si certains d’entre eux n’ont guère été capables de convaincre (Alain Robbe-Grillet par exemple), d’autres, au contraire, ont excellé dans ce domaine (Marcel Pagnol, Jean Cocteau, parmi bien d’autres). Surtout, en tant que réalisateur, Emmanuel Carrère prend soin de ne jamais perdre de vue l’ambiguïté inhérente à un personnage d’écrivaine ayant rompu, pour un temps, avec sa vie confortable pour s’immerger dans le milieu des agents d’entretien. Prénommée Marianne à l’écran, c’est Juliette Binoche qui prête son indéniable talent à ce rôle. Elle est parfaitement crédible, attentive à toujours faire ressentir l’ambivalence de son personnage (tout comme celle de sa présence dans un film où elle seule est une actrice professionnelle).

Car tous les autres rôles sont tenus par des hommes et surtout des femmes qui jouent leurs propres rôles dans la vie. Ce travail de précarité, aux cadences infernales, sous-payé, c’est celui qu’elles exercent au quotidien. Grâce à elles, le film prend des allures de quasi documentaire, en tout cas de film social, au plus près des réalités les plus cachées. Cet aspect, présent presque tout au long du film, se densifie à partir du moment où Marianne rejoint le groupe de celles qui sont chargées de nettoyer les cabines des ferry-boats durant leurs escales. Elles disposent alors de une heure trente pour nettoyer deux cent cinquante cabines, ce qui signifie qu’elles ne peuvent consacrer que quatre minutes à chacune d’entre elles. Elles sont confrontées au travail le plus ingrat qui soit : changer le lit, vider les ordures, nettoyer les WC… En quatre minutes !

Le labeur est éreintant et, néanmoins, il se dégage du groupe des employées un esprit d’entraide et de solidarité tout à fait remarquable. Marianne n’a guère de peine à être intégrée à cette équipe, au point qu’elle ne tarde pas à se lier d’amitié avec l’une des travailleuses. Elle en vient même à se dire que le livre qu’elle projette d’écrire sera consacré, en grande partie, à celle qui est devenue son amie. Cela étant, on ne peut pas ne pas se demander ce qu’il adviendra de ladite amitié lorsque se révèlera la vérité. Car il faudra bien, tôt ou tard, que Marianne quitte son masque, qu’elle montre son vrai visage, celui d’une écrivaine qui n’a endossé l’habit de « femme de ménage » que pour les besoins d’un livre.

Je n’en dis pas davantage mais pour finir, je ne peux que souligner et le talent d’Emmanuel Carrère et celui de Juliette Binoche et surtout les admirables prestations de toutes les actrices non professionnelles, celles qui, dans la vie de tous les jours, travaillent dans l’ombre sans que personne ne fasse guère attention à elles. Si seulement ce film, en plus de ses qualités de réalisation, pouvait contribuer, d’une manière ou d’une autre, à faire changer les regards et les comportements (ne serait-ce qu’en actionnant la chasse d’eau des WC, par exemple, comme le fait remarquer, à un moment le personnage de Marianne !)… !!!  

8/10

 

                                                                                     Luc Schweitzer, ss.cc.

Tag(s) : #Films
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