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LES POINGS DESSERRÉS

Un film de Kira Kovalenko.

 

 

C’est à 1500 kilomètres de Moscou, dans les montagnes du Caucase, en Kabardino-Balkarie, là où elle a grandi, que Kira Kovalenko a tourné ce film, son deuxième après Sofitchka en 2016. Cette région du monde n’apparaît guère au cinéma et, quand on en parle aux actualités, c’est parce qu’il s’y est déroulé un drame. Ainsi, à quelques dizaines de kilomètres de Naltchik, la ville natale de la réalisatrice, à Beslan où une prise d’otages par des séparatistes tchétchènes dans une école s’acheva par une tragédie, un bain de sang qui fit trois cent trente quatre morts dont quatre vingt six enfants, le 1er septembre 2004. Un an plus tard, à Naltchik même, une attaque terroriste qui dura deux jours fit une cinquantaine de morts. Or, de ces événements atroces, il est fait écho dans Les Poings desserrés, dont la figure centrale est une jeune femme prénommée Ada (Milana Aguzarova) qui fut, quand elle était enfant, grièvement blessée au ventre par l’explosion d’une bombe. Soignée dans l’urgence, elle fut opérée et sauvée, mais, alors que bien des années ont passé, son corps reste couturé de cicatrices et souffre d’humiliantes séquelles. « Je pisse sur moi comme un bébé », dit-elle à l’un de ses frères en lui montrant la couche qu’elle est obligée de porter en permanence.

De ce fait, l’un des sujets du film, c’est la « réparation » d’Ada. C’est le mot qui est employé à plusieurs reprises : il faut « réparer » Ada. Pour ce faire, il s’agit de lui faire bénéficier d’une nouvelle opération qui devrait mettre un terme aux humiliations que la jeune femme subit. Car, bien sûr, il faut comprendre le verbe « réparer » autant pour ce qui concerne le corps d’Ada que pour ce qui concerne son mental. Comment retrouver sa dignité, en somme ? C’est la question qui se pose. Sur ce plan-là, c’est le regard d’autrui qui peut, éventuellement, tout changer. Dans l’entourage d’Ada, deux personnes sont sujettes, peut-être, à tenir ce rôle. D’une part, il y a Tamik, son prétendant, un garçon qui la courtise, mais en entretenant avec elle une relation ambiguë, au point qu’on se demande si son seul but, en fin de compte, n’est pas de coucher avec elle. D’ailleurs, si, quand il découvre le ventre abimé d’Ada, il ne détourne pas le regard, la relation sexuelle qu’il finit par obtenir semble n’être pas vraiment consentie du côté de la jeune femme. Et puis, d’autre part, il y a les deux frères d’Ada : le cadet qui se contente de venir la câliner de temps à autre et, surtout, l’aîné, Akim, qui est de retour, momentanément, au domicile familial, après l’avoir fui. En fin de compte, même si Ada entretient un rapport complexe avec lui, c’est bel et bien Akim, le regard d’Akim ainsi que sa détermination qui peuvent le mieux « réparer » la jeune femme.

Il reste cependant un obstacle, et de taille : le père. Âgé, bientôt malade, celui-ci n’en continue pas moins d’exercer son autorité sur le clan familial et, en particulier, sur Ada. La réalisatrice parvient à merveille à décrire les relations complexes entre père et fille : un père déterminé à garder, coûte que coûte, son emprise sur sa fille, une fille écartelée entre sa recherche de liberté et d’indépendance et le respect qu’elle continue néanmoins de ressentir pour le père. C’est lui, pourtant, qui fait tout ce qu’il peut pour l’infantiliser, c’est lui qui veut empêcher la « réparation » d’Ada en allant jusqu’à lui confisquer ses papiers d’identité. C’est à cause du père que, pendant un temps, la jeune femme en vient à rejeter Akim, le seul qui peut réellement lui venir en aide. Au point que doit s’instaurer une sorte de lutte de pouvoir entre le père et son fils aîné.

Dans une interview parue sur le site de Télérama, Kira Kovalenko explique que son film a été mal reçu chez elle, à Naltchik, et, plus généralement, en Ossétie du Nord, par les rares spectateurs qui ont pu le voir. Critiquer la société patriarcale telle qu’elle perdure dans cette région du monde, c’est se heurter à beaucoup d’incompréhension. Et puis, rajoute la réalisatrice, « les relations familiales dans le Caucase sont extrêmement compliquées, les gens ne savent pas se parler. On ne parvient pas à exprimer ce qui nous émeut, ce qui nous remue. » Quant à elle, quoi qu’il en soit, en tant que cinéaste, non seulement elle y parvient, mais elle le fait de manière talentueuse. On n'est pas près d'oublier la scène où le père enserre Ada de ses bras et de ses poings tout en étant pris d'une sorte de crampe, au point qu'il faut emmener père et fille liés ensemble par l'étreinte du premier jusqu'à l'hôpital pour qu'enfin, après l'injection d'un produit, les poings du père finissent par se desserrer.

8/10

 

                                                                                                   Luc Schweitzer, ss.cc.

 

 

Tag(s) : #Films, #Drame
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