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CONTES DU HASARD & AUTRES FANTAISIES

Un film de Ryûsuke Hamaguchi.

 

 

Si la plupart des films à sketchs sont plus ou moins boudés par les cinéphiles, c’est parce que ce genre équivaut, le plus souvent, à une suite d’épisodes inégaux. Il est rare qu’un film à sketchs soit captivant du début à la fin. C’est donc une sorte de gageure que tente ici le cinéaste japonais Ryûsuke Hamaguchi (très remarqué, l’an dernier, avec le formidable Drive my Car) et que, bien sûr, il relève brillamment. Les trois courtes histoires, ou les trois contes (pour respecter le mot utilisé dans le titre, mot qui renvoie à Éric Rohmer, autre grand maître du cinéma), si elles sont indépendantes les unes des autres, n’en ont pas moins un point commun : la parole. La parole, le verbe, les phrases écrites et celles qu’on prononce, sans omettre ce qu’elles supposent de non-dit, voilà ce qui s’avère primordial dans chacun des trois contes (de la même façon que dans beaucoup de films de Rohmer). Hamaguchi ne cherche cependant pas à imiter le cinéaste français, il s’en inspire quelque peu, mais sans jamais se départir de sa propre manière de faire, de son propre style.

Si chacun des trois contes qui composent le film se fonde bel et bien sur la parole, il n’y a pas à craindre, cependant, d’avoir affaire à du théâtre filmé. Il s’agit de cinéma, avec le rythme et les qualités propres à cet art. Quand le maître d’œuvre est quelqu’un de la trempe d’Hamaguchi, on peut être sûr que la réalisation aura de l’élégance. Et c’est bien le cas, au point que le film tout entier peut s’apparenter à un morceau musical, une sonate en trois mouvements par exemple. Trois mouvements qui, chacun avec ses qualités propres, composent une approche subtile du désir amoureux, de la séduction, de la force des mots et de leurs conséquences, de l’injonction des souvenirs.

« Magie ? » : c’est le titre du premier mouvement qui, d’emblée, se déploie sous la forme d’un récit, celui que fait Tsugumi, jeune fille d’une vingtaine d’années, à son amie Meiko, tout aussi jeune qu’elle, sur la banquette arrière d’un taxi. Et ce que raconte la première, c’est encore le souvenir d’une discussion, celle qu’elle vient d’avoir avec un charmant jeune homme. Ils se sont séduits l’un l’autre sans se toucher, rien qu’avec des mots. « C’est comme si on s’était exploré avec des mots », précise-t-elle. « Ce n’est pas un peu cochon ? », se demande alors Meiko avant de découvrir qu’en fait, le garçon dont il est question n’est autre que son ex petit ami ! Hasard, comme dit le titre du film. Oui, dans une certaine mesure, car Meiko ne tarde pas à reprendre en mains son destin.

Le deuxième segment s’intitule La Porte ouverte. Lui aussi se déroule, en grande partie, dans un espace clos, le bureau d’un professeur d’université dont la porte, précisément, reste ouverte, alors même que la conversation qui y a lieu ne devrait pas être entendue par des oreilles indiscrètes. Là encore, il est question d’une tentative de séduction basée uniquement sur la parole. Une jeune fille propose au professeur de lui lire un passage du roman que lui-même vient d’écrire et de faire éditer. La proposition acceptée, elle se met à lire un extrait particulièrement cru, osé, très érotique. La séquence est digne d’une anthologie. Mais ce qu’on découvre bientôt, c’est que cette jeune fille avait une intention malveillante. Ce dont elle préfère, en fin de compte, faire l’aveu au professeur qui, néanmoins, à cause d’une stupide bévue, en l’occurrence de l’envoi d’un mail à une mauvaise adresse, fait les frais de cette histoire. Jusqu’à ce que, cinq ans plus tard, tous deux se retrouvent par hasard (à nouveau, la part du hasard) dans un bus.

Comme je viens de l’écrire, c’est l’envoi d’un mail qui changeait le cours de l’histoire dans le deuxième conte. Or, dans le troisième, ayant pour titre Encore une fois, Hamaguchi imagine qu’une panne gigantesque due à un virus informatique prive toute la population de toute communication par internet. C’est dans ce cadre que deux femmes, toutes deux quarantenaires, Natsuko et Aya, se croisent sur les escalators d’une gare en croyant reconnaître chez l’autre une amie perdue de vue depuis longtemps. Aya invite Natsuko à l’accompagner chez elle et c’est là, en buvant le thé, qu’elles se confient l’une à l’autre, en particulier Natsuko qui, se déclarant lesbienne, raconte avec nostalgie son histoire d’amour avec une autre femme. Jusqu’à ce que toutes deux réalisent qu’il y a eu quiproquo : en croyant se reconnaître, elles ont fait erreur sur l’identité de l’autre. Et pourtant, le hasard (encore lui…) qui les a réunies semble avoir bien fait les choses. Leur rencontre fortuite n’a pas été inutile.

Avec ce film dont les trois contes, même s’ils sont indépendants les uns des autres, forment un ensemble cohérent du fait de leurs thématiques communes, Hamaguchi fait preuve d’un identique savoir-faire, d’une identique sobriété, dans la réalisation. Nul besoin de grands effets quand on veut mettre en avant la parole. Pourtant, sobriété n’équivaut pas à austérité, ne serait-ce qu’à cause de la grâce et du tempérament qui émanent de chacune des actrices. C’est sur elles que j’insiste, puisqu’elles sont les pivots de ces histoires. Quant aux dispositifs proprement cinématographiques, ils restent simples et discrets, ce qui convient parfaitement à un film comme celui-là. Un film qui ne semblera inutilement verbeux que si l’on s’arrête à la forme. Mais quiconque verra ce film en spectateur participatif, actif, cherchant à percevoir les subtilités des paroles et des non-dits ne risque pas de s’ennuyer. Au contraire, il en ressortira fasciné. L’ingénieux Hamaguchi a encore fait ses preuves.  

9/10

 

                                                                                     Luc Schweitzer,  ss.cc.

 

 

Tag(s) : #Films, #Comédie dramatique
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