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LA FEMME DE TCHAÏKOVSKI

Un film de Kirill Serebrennikov.

 

Désormais exilé à Berlin, Kirill Serebrennikov est généralement considéré, en Europe, comme l’un des opposants emblématiques du régime de Vladimir Poutine. Lorsqu’il résidait encore en Russie, pays qui ne cesse de durcir sa législation à l’encontre des homosexuels, il ne prenait aucunement la peine de dissimuler qu’il était gay. Or, c’est précisément d’un autre homosexuel célèbre dont il est question dans ce nouveau film, l’un des phares de la musique russe, Piotr Ilitch Tchaïkovski (1840-1893). Alors qu’en 2013 sortait un film russe occultant totalement cet aspect de la personnalité du grand compositeur, alors que le pouvoir russe persiste à vouloir la nier, le long-métrage de Serebrennikov, au contraire, met en évidence l’homosexualité de Tchaïkovski, mais pour mieux en scruter les conséquences sur celle que, malgré tout, il accepta d’épouser, sans doute pour s’acheter un semblant de respectabilité aux yeux de la société de son temps.

Rien de conventionnel chez Serebrennikov : plutôt que de proposer un banal biopic de Tchaïkovski, c’est à celle qui, par la force des choses, resta dans son ombre qu’il accorde toute son attention : Antonina Milioukova (1848-1917). La première scène nous la montre, en 1893, au chevet du corps de son mari qui vient de mourir du choléra, un mari qui se relève un instant d’entre les morts pour l’agonir d’injures, lui cracher sa détestation à la figure. Nous voilà déjà projetés dans le drame qui donne sa substance au film : celui d’une femme éprise d’un homme qui non seulement ne pas lui donner de l’amour en retour mais qui en vient même à la haïr.

Le film se déploie alors en deux grands mouvements ou, si l’on veut, en deux actes d’un opéra funèbre. Comme les héroïnes des tragédies lyriques, Antonina se jette d’elle-même dans le piège terrifiant qui se referme sur elle. Serebrennikov filme son amour naissant et grandissant dans un environnement qui déjà paraît sépulcral. La caméra sonde, d’une certaine façon, le visage d’Antonina pour y chercher toutes les variations de désir, de frustration et de douleur. Le cinéaste multiplie les signes inquiétants, que ce soit à Moscou ou à Saint-Pétersbourg, suggérant que c’est la mort qui est omniprésente tout au long du parcours de la jeune femme. Et ce ne sont ni la saleté des rues ni les mendiants qui se pressent aux portes des églises qui paraissent les plus sinistres, mais bien plutôt les membres de la « bonne société », comme on dit, qui se piquent de parler français mais semblent toujours évoluer dans une atmosphère funeste.

Arrive le repas de noces qui, comme le fait remarquer un des convives, ressemble plutôt à un repas de funérailles. C’est le deuxième acte de la marche fatale d’Antonina qui commence, sa chute inexorable. Tchaïkovski n’a rien à lui donner, pas même un semblant de tendresse. Il consent, pendant un temps, à cohabiter avec elle, avant de la rejeter implacablement. La caméra de Serebrennikov scrute inlassablement cette descente aux enfers. Le cinéaste n’a pas pour objectif d’idéaliser la femme sacrifiée, elle n’est pas présentée comme une icône. Ainsi, sans renier sa passion exclusive pour Tchaïkovski, si elle se résout à avoir un amant, c’est dans une attitude de mépris pour cet homme, un homme avec qui elle a des enfants mais qu’elle abandonne systématiquement dès leur naissance. Lors d’une des scènes du film, d’autre part, on l’entend tenir des propos violemment antisémites.

Si l’on ne peut pas prétendre qu’il y ait dans La Femme de Tchaïkovski quoi que ce soit d’aimable, du fait de son sujet, on n’en a pas moins de bonnes raisons d’être subjugué tout du long non seulement par la maîtrise formelle dont fait preuve le réalisateur, par l’intensité de sa mise en scène, sa faculté à introduire dans le récit des séquences hallucinatoires, mais aussi les qualités remarquables des interprètes, Odin Lund Biron, plus que convaincant dans le rôle de Tchaïkovski, et surtout Alyona Mikhailova, si habitée par son personnage qu’on en reste pantois. La sorte de ballet funèbre qu’elle effectue à la toute fin du film restera dans tous les esprits. 

8,5/10

 

                                                                                                   Luc Schweitzer, ss.cc.

Tag(s) : #Films, #Drame, #Compositeur
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