Un film de Agnieszka Holland.
Quels que soient les chemins et les moyens empruntés par les migrants, tous ont la certitude qu’une fois franchie la frontière qui les sépare de l’Union Européenne, leur calvaire prendra fin. Ce film courageux d’Agnieszka Holland, cinéaste inégale qui signe là un de ses films les mieux réalisés, nous montre que cet espoir peut se révéler totalement erroné. L’Europe, qui fait tant rêver quantité de migrants, peut se refermer sur certains d’entre eux comme un piège dont un nombre important ne ressort pas vivant.
Ce fut le cas, en particulier, à l’automne 2021, sur la zone frontalière qui sépare la Pologne de la Biélorussie. C’est là que, sur le dos des migrants, eut lieu un bras de fer entre, d’un côté, Loukachenko et son allié Poutine et, de l’autre, le gouvernement nationaliste populiste de la Pologne d’alors (battu, rappelons-le, fort heureusement, en décembre 2023). Loukachenko organisa des transports par avions de migrants qui, comme le montre Agnieszka Holland au début de son film, étaient, durant le voyage, chouchoutés au point qu’une hôtesse leur remettait à chacun une rose en signe de bienvenue. La sinistre imposture s’achevait dès l’arrivée à l’aéroport. Bousculés, poussés dans des camions comme du bétail, les migrants étaient alors acheminés vers la frontière polonaise, sur un territoire sylvestre, et contraints de passer la frontière clandestinement. Abandonnés, livrés à eux-mêmes, les migrants se retrouvaient bientôt capturés par les garde-frontières polonais qui, après les avoir parqués, les renvoyaient du côté biélorusse. Et ainsi de suite, les migrants étant considérés comme indésirables d’un côté comme de l’autre de la frontière.
Ce sujet (terrible sujet !), Agnieszka Holland l’aborde frontalement, sans détourner sa caméra des pires exactions commises tant du côté polonais que du côté biélorusse. Pas question (comme le fait, déplorablement, Jonathan Glazer dans La Zone d’Intérêt) d’invisibiliser les victimes. La cinéaste polonaise ne nous épargne rien de la sinistre épreuve de force qui s’est jouée là, pas bien loin de chez nous, sur le dos d’hommes, de femmes et d’enfants qui étaient partis de chez eux, remplis d’espoir, et se retrouvaient manipulés comme des ballons que des joueurs se renvoient les uns les autres.
Néanmoins, Agnieszka Holland s’est efforcée, et c’est un des mérites du film, de bâtir un récit équilibré, donnant à voir les comportements indignes de la plupart des garde-frontières, les terribles épreuves subies par les migrants (en particulier par une famille syrienne), mais aussi les actions de secours organisées par des activistes polonais. Chez ces derniers, ou peut-être faudrait-il dire ces dernières car le groupe se constitue d’une majorité de jeunes femmes), s’appliquaient cependant des consignes strictes afin de ne pas enfreindre les lois polonaises (ce qui pouvait se solder par des peines de prison). Cependant, le film s’attache à dépeindre le parcours d’une Polonaise résidant à proximité de la frontière et qui, par un concours de circonstances, est amenée à rejoindre le groupe des activistes et, même, à en accueillir des membres chez elle. Mais, pour elle, s’est posée bientôt la question d’enfreindre les consignes respectées par les autres membres du groupe, par exemple en transportant clandestinement des migrants pour les faire sortir de la zone où on les retenait de force, afin de les sauver du piège qui s’était refermé sur eux.
Tourné en noir et blanc (un choix qui convient parfaitement, me semble-t-il, à un film comme celui-là), cette œuvre qui, redisons-le, ose décrire, sans prendre de gants, l’horreur à laquelle furent confrontés des migrants, tant du fait du président biélorusse que du gouvernement polonais d’alors, valut à Agnieszka Holland des insultes et des menaces. La cinéaste a tenu bon. Son film est tout à la fois une œuvre de révolte et un hommage rendu à celles et ceux qui osèrent braver les interdits pour secourir des hommes, des femmes et des enfants en détresse.
8/10
Luc Schweitzer