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LA PANNE

Un roman de Friedrich Dürrenmatt.

 

 

« Des histoires possibles y en a-t-il encore, des histoires possibles pour un écrivain ? », se demande le romancier et dramaturge suisse Friedrich Dürrenmatt (1921-1990) dans un bref chapitre introductif à ce court roman. En somme, y a-t-il moyen de proposer encore non pas une histoire totalement originale mais d’aborder un sujet, quel qu’il soit, sous un angle atypique. La réponse est oui, sans quoi on devrait cesser d’écrire des romans. Et pourquoi pas, comme l’ajoute un peu plus loin Dürrenmatt, en tenant compte d’une des réalités les plus prégnantes de notre modernité, nous qui sommes de plus en plus dépendants des machines ? Autrement dit, la panne ! Il faut préciser que ce roman fut écrit en 1956. Qu’écrirait donc son auteur s’il vivait encore aujourd’hui ?

L’histoire, qu’il propose, ne manque pas, quoi qu’il en soit, de singularité. Au cœur du récit se trouve un certain Alfredo Traps, charmant monsieur de quarante-cinq, ayant une place d’agent général dans l’industrie textile, dont la voiture, une Studebaker dont il est particulièrement fier, tombe malencontreusement en panne tandis qu’il s’apprêtait à rentrer à son domicile pour y retrouver femme et enfants. Or, la réparation de sa voiture ne pouvant s’effectuer avant le lendemain, le brave homme est contraint de trouver à s’héberger pour la nuit.

L’auberge affichant complet, Alfredo Traps tente sa chance en sonnant à la porte d’une villa qu’on lui a indiquée comme recevant volontiers des étrangers de passage. En effet, le vieillard qui lui ouvre la porte ne se fait pas prier : non seulement il est proposé à Alfredo Traps le gîte mais également le couvert. De plus, le dîner promet d’être copieux et bien arrosé, car il sera partagé avec deux autres hommes, deux vieillards eux aussi, déjà présents. Qu’à cela ne tienne ! Trop heureux d’avoir trouvé un abri, Alfredo Traps se résigne à devoir passer une soirée dont il présume qu’elle sera fort ennuyeuse.

Quelle n’est pas sa surprise, du coup, lorsque les trois messieurs lui offrent de passer la soirée non seulement en mangeant et buvant mais en jouant ! Tous trois, en effet, sont des retraités de la Justice, l’un en tant que juge, l’autre en tant qu’avocat et le troisième en tant que procureur. Or, leur plaisir, à ces messieurs, c’est de recréer un procès, c’est de jouer les rôles qu’ils ont tenu durant leur carrière professionnelle. Pour ce faire, ils n’ont besoin que d’un accusé dont, bien sûr, Traps se doit d’accepter d’endosser la charge.

En acceptant bien volontiers de jouer ce personnage, Alfredo Traps s’engage alors dans un processus inimaginable. Car, l’alcool aidant, et asticoté par les questions du juge et du procureur, il en vient à se raconter et même à se confesser : s’il a obtenu la place convoitée d’agent général dans l’industrie textile, c’est parce que son chef, celui qui tenait ce poste, est mort prématurément d’un infarctus. Or, ce décès, les accusateurs de Traps ont tôt fait de le trouver suspect. Celui-ci ne reconnaît-il pas avoir été l’amant de la femme de son chef aujourd’hui défunt ? Et n’a-t-il pas tout fait pour que, fatigué et malade comme il l’était, celui-ci soit emporté par un accident cardiaque avant l’heure ? Autrement dit, de fil en aiguille, ce qui, au départ, n’était qu’un jeu se transforme en véritable réquisitoire. En fin de compte, ne faut-il pas considérer Alfredo Traps comme coupable d’adultère mais aussi de meurtre ? Pris dans ce tourbillon inattendu qui le désarçonne, ce dernier lui-même, en dépit de la défense de son avocat, finit par se reconnaître coupable.

Cette histoire, impressionnante de concision, qui, par certains côtés, confine à une sorte d’absurde kafkaïen, n’en pose pas moins de réelles questions sur la culpabilité et la notion de justice. Ne sommes-nous pas tous coupables, d’une manière ou d’une d’autre, et, si nous devions participer, en tant qu’accusés, au jeu du procès dont il est question dans ce roman, ne finirions-nous pas tous, comme Traps, par reconnaître notre culpabilité ?  

Ajoutons, pour finir, que ce roman de Dürrenmatt fut adapté, au théâtre, pour la scène, mais également au cinéma par Ettore Scola sous le titre La plus belle soirée de ma vie (1972) (un film que je n’ai jamais vu jusqu’à présent).  

9/10

 

                                                                                     Luc Schweitzer, ss.cc.

Tag(s) : #Livres, #Romans
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